L'Education
sentimentale, Gustave Flaubert, 1869
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A propos de Flaubert, ce site contient : 1. une biographie de l'auteur - 2. Madame Bovary - 3. Madame Bovary, un roman réaliste ? - |
Photographie de Gustave Flaubert vers 1870, détail d'un portrait attribué à Nadar. |
Publié en 1869,
après cinq ans de travail, le roman est éreinté par la critique, boudé
par
le public même s'il a des défenseurs et non des moindres, Sand, Zola ou
Hugo ; il lui faudra attendre le XXe
siècle pour rencontrer vraiment ses
lecteurs. Commencé en 1864 (lettre d'avril 1864 à Edma Roger des
Genettes: "Me voilà commençant un livre qui me demandera probablement
plusieurs années") ; mais enraciné dans des projets plus anciens, il
est terminé, comme en témoignent la correspondance aussi bien que les
Goncourt, en mai 1869 (Journal,
23 mai 1869) : "Le livre de Flaubert, son roman parisien, est terminé.
Nous en voyons le manuscrit sur sa table à tapis vert, dans un carton
fabriqué spécialement ad hoc
et portant le titre auquel il s'entête : L'EDUCATION SENTIMENTALE, et
en sous-titre : Histoire d'un jeune
homme". Le projet de Flauberttel qu'il l'expose à l'une de ses correspondantes, mademoiselle Leroyer de Chantepie, le 6 octobre 1864 : "Me voilà maintenant attelé depuis un mois à un roman de moeurs modernes qui se passera à Paris. Je veux faire l'histoire morale des hommes de ma génération ; «sentimentale» serait plus vrai. C'est un livre d'amour, de passion ; mais de passion telle qu'elle peut exister maintenant, c'est-à-dire inactive. Le sujet, tel que je l'ai conçu, est, je crois profondément vrai, mais, à cause de cela même, peu amusant probablement. Les faits, le drame manquent un peu ; et puis l'action est étendue dans un laps de temps trop considérable. Enfin j'ai beaucoup de mal et je suis plein d'inquiétudes" (Pléiade, Correspondance III, p. 409).Un "roman de moeurs modernes" éclaire la formule "histoire morale des hommes de ma génération" et laisserait penser à une filiation balzacienne, Flaubert aurait pour projet de "donner à voir" son époque à travers des comportements incarnés dans des personnages, "ma génération" spécifiant, pour le lecteur, l'ensemble de ceux qui avaient 20 ans autour de 1840 (Flaubert est né en 1821), qui ont donc grandi en même temps que le mouvement romantique et vécu leur adolescence dans son apogée. Dans sa Correspondance (1864-68) il précise cette durée à divers amis, de 1840 à 1852. |
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Un titre problématiqueDans l'exposition de son projet, Flaubert propose l'adjectif "sentimental" comme un synonyme de "moral" (relatif aux moeurs) quoique plus spécifique puisque se référant d'abord à la vie affective quand les "moeurs" touchent des domaines plus variés. Ce titre a été questionné par les critiques du temps (comme le faisaient indirectement les Goncourt avec le verbe "s'entête" critiquant implicitement un tel choix). Le fait est que le titre est ambigu.Faut-il entendre éducation PAR les sentiments ou éducation DES sentiments ? ou les deux à la fois ? Quant au terme "éducation" il ferait place à un roman d'apprentissage permettant aux personnages de s'insérer progressivement dans la société, d'où la nécessité d'une longue durée dont Flaubert, au début de son travail, s'inquiète de penser qu'elle pourrait être antinomique des principes même du romanesque, l'action et le mouvement, "les faits, le drame manquent un peu". Mais qui dit roman d'apprentissage, dit aussi transformation, passage de la jeunesse à l'âge mûr, de l'ignorance et de la naïveté à la connaissance et à la réflexion. Or sur ce plan-là, le roman va se révéler singulièrement déceptif. En réalité, le titre était déjà celui d'un récit rédigé entre 1843 et 1845 qui racontait l'entrée dans la vie de deux amis, Henry et Jules, dont l'un s'intègrait (Henry) et l'autre (Jules), de désillusions en désillusions, devenait le véritable artiste qu'il rêvait d'être. Le noyau du récit était (comme dans les Mémoires du'un fou, 1838) l'histoire d'une passion amoureuse, celle d'un très jeune homme pour une femme mariée plus âgée que lui. Une histoire qui trouvait sa source dans l'expérience personnelle du jeune Flaubert (15 ans) rencontrant à Trouville celle que tout le monde appelait Mme Schlesinger. En 1846, dix ans après donc, il en écrit ceci à Louise Colet "Je n'ai eu qu'une passion véritable. [...] J'avais à peine quinze ans, ça m'a duré jusqu'à dix-huit. Et quand j'ai revu cette femme-là après plusieurs années, j'ai eu du mal à la reconnaître." Son souvenir toutefois a irrigué une grande partie de l'oeuvre et nombre de personnages féminins de l'auteur en sont l'ombre portée. |
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Eugène Boudin (1824-1898), Dame en blanc sur la plage de Trouville, 1869, Musée des Beaux arts, Le Havre |
"Un livre d'amour, de passion"Le personnage principal du roman, Frédéric Moreau, a 18 ans au début du récit (I, 1), vient d'être reçu bachelier, lorsqu'il rencontre, sur le bateau qui le reconduit chez sa mère, à Nogent-sur-Seine (environ 100 km à l'est de Paris), la femme qui va marquer sa vie : "Ce fut comme une apparition", Marie Arnoux qu'il nommera le plus souvent Mme Arnoux. La rencontre narrée en focalisation interne permet de mettre en place un personnage "romantique" au sens où sa vision de la réalité est altérée par un imaginaire qui l'incite à rêver bien plus qu'à voir. La jeune femme se présente à ses yeux comme une peinture, comme un personnage romanesque, abstraite d'une réalité que le narrateur pose cependant avec insistance dans sa trivialité : "Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques". Et les sentiments qui vont l'habiter à son égard ne quitteront jamais l'ordre du romanesque, un romanesque à rebondissements, puisque, souvent, le personnage les oublie avant qu'un accident ne les ravive, le transformant, lui, en personnage d'un roman qu'il rêve aussitôt, se figurant en futur poète, ou peintre, ou musicien, ou orateur selon l'accident qui les a réveillés ; tous personnages qui lui permettraient de conquérir le "belle dame sans merci".En réalité, ce personnage de jeune bourgeois (la question de la survie économique ne se posant jamais pour lui) suit une trajectoire conventionnelle : il fait, sans grand enthousiasme et sans résultat marquant, des études de droit, rencontre les femmes que l'état de la société lui autorise, mais reste un marginal, d'une certaine manière. Toutes les opportunités qui s'offrent à lui ne sont jamais saisies, sinon par inadvertance. Cette marginalité se mesure mieux à l'aune de deux autres personnages masculins : son ami de collège, Charles Deslauriers et un autre condisciple, Baptiste Martinon. Ces deux autres jeunes hommes font comme lui, mais sérieusement, des études de droit et dans leur parcours sentimental suivent une route toute tracée par les conventions. Dans leurs années d'étudiant ayant de jeunes maîtresses issues du peuple. Pour Deslauriers, la trajectoire est plus heurtée. Les difficultés pécuniaires (il est pauvre et doit gagner sa vie en travaillant) lui interdisant l'entrée dans le monde, il n'aura pas de maîtresse dans la bonne société contrairement à Martinon qui sera (c'est implicite mais fort clair) l'amant de Mme Dambreuse avant d'épouser la fille illégitime de M. Dambreuse, Cécile, laide mais riche. Mais Deslauriers aussi fera un "beau" mariage au terme d'un parcours plus difficile, soutenu par son ambition et sa capacité de saisir les occasions. Ces deux personnages sont, chacun à sa manière, en prise avec la réalité qui échappe perpétuellement à Frédéric. |
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Frédéric, par son statut de bourgeois, aurait dû suivre le même
cheminement, ce qui n'est pas exactement le cas. Le personnage est,
certes, timide, reculant devant
les actes, par peur de l'échec, par peur du ridicule, mais surtout
parce qu'il est essentiellement velléitaire. Il commence tout et
n'achève rien, pas plus dans le domaine de ses études que dans ses
prétentions artistiques, la littérature, voire la peinture. Il se
laisse porter par les événements. Son "adoration" pour Mme Arnoux
elle-même, reste tributaire des événements et son "éducation
sentimentale" n'aura jamais lieu malgré les femmes qui traversent sa
vie. L'«apparition»
restera, pour toute sa vie (le roman se termine alors qu'il approche la
cinquantaine), la pierre de touche de toutes ses expériences. Les trois
autres femmes qui vont traverser sa vie, il ne les verra jamais
vraiment. Rosanette : la jeune
courtisane dont il devient l'amant en février 1848, dans un moment de
dépit (Mme Arnoux n'est pas venue au rendez-vous donné), mais dont la
beauté flatte l'idée qu'il se fait de lui, en terme de virilité ; Louise Roque,
comme lui de Nogent, qui l'aime vraiment, que sa mère voudrait lui voir
épouser, surtout en raison du montant de sa dot et de ses espérances
(comme il se disait alors), elle est jeune, elle a dix ans de moins que
lui, un peu gauche, il la juge laide et ridicule (ce que le narrateur
est loin de confirmer notant "une grâce de jeune bête sauvage"), mais
son amour, qui
frise la dévotion, le flatte ; enfin, il y a Mme Dambreuse
qui incarne à ses yeux le grand monde et dont il devient l'amant, vers
la fin de 1849, "Il semblait à Frédéric, en descendant l'escalier,
qu'il
était devenu un autre homme" (III, 3). A la mort de son mari, il aurait
pu épouser Mme Dambreuse, mais incapable de se décider, toujours perdu
dans ses rêveries romanesques, il s'en détache brutalement. Son
imagination lui assurant que c'est par fidélité à son "grand amour"
alors que, peut-être, il n'é été que refroidi en découvrant que sa
richesse n'est plus à la hauteur de ce qu'il croyait puisque le
testament de son mari avantage grandement sa pseudo nièce, Cécile. De l'amour, Frédéric n'aura connu que les rêves. Ses amours (ce qui est sans doute un bien grand mot) mettent surtout à jour, à des niveaux différents, l'égocentrisme et la vanité du personnage, son immmaturité, et, dans une certaine mesure, sa vacuité. Dans ce parcours d'une éducation par les femmes (comme chez Balzac, que cite d'ailleurs Deslauriers dont le modèle est Rastignac), le narrateur, quoiqu'avec une très grande discrétion, n'oublie pas les contraintes sociales. La pauvreté de Deslauriers, son âpreté dans le désir de réussir (c'est-à-dire de devenir riche) sont des handicaps, mais aussi des stimulants qui lui font, certes, obtenir des gains mais, dans le même mouvement, sont des facteurs d'échec. Martinon, dont le père est un "riche agriculteur" est, lui, le véritable Rastignac, sachant qui flatter, calculant et calculant juste, le lecteur n'est pas surpris de le découvrir sénateur in fine. En fait, tous les personnages bénéficient de ce regard, que l'on pourrait dire sociologique, où quelques lignes suffisent pour dessiner un destin social, par exemple celui de Rosanette (III,1). |
Un roman historique ?Pour écrire l'histoire d'une génération, il était nécessaire de l'inscrire dans la temporalité qui lui était propre. Flaubert revient souvent dans sa Correspondance sur les difficultés que cela pose, par exemple, dans une lettre à Jules Duplan (alors en Egypte) le 14 mars 1868 "[...] j'ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques de 48 ! J'ai peur que les fonds ne dévorent les premiers plans. C'est là le défaut du genre historique. les personnages de l'histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées. [...] Et puis quoi choisir parmi les faits réels ? Je suis perplexe..." (Pléiade, III, p. 734). Tout au long de sa rédaction, de ses recherches, de ses lectures, il ne cesse de se poser la question, dont il s'ouvre à ses divers correspondants, par exemple, en août 1866, à Alfred Maury.Mais ce parti pris du roman historique (dont est garante une documentation solide) l'est un peu comme celui de Dumas quand il écrit Les Trois Mousquetaires. Les deux incipts sont très proches. Flaubert : "Le 15 septembre 1840, à six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard" ; Dumas : "Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung..." Mise en place immédiate d'un temps et d'un espace qui, sous des apparences réalistes, se proposent davantage de faire saisir une atmosphère, un "air du temps" : le "panache" du siècle de Louis XIII cher aux romantiques, la platitude du quotidien bourgeois des années 1840. Il y a, certes, dans le roman de Flaubert deux chapitres consacrés à 1848, dont le plus long du roman (III, 1) mais les personnages les traversent dans l'incompréhension totale de Frédéric (moins l'enthousiasme, c'est le pendant de Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse de Parme), dans l'enthousiasme brouillon et souvent empreint de sottises des autres, à l'exception de Dussardier, seul prolétaire de l'histoire et vrai républicain, dont l'avenir, nul ne s'en étonne, sera celui même de la République, assassiné par 1851, ou alors dans les calculs de ceux qui finissent toujours gagnants, quoiqu'il arrive, comme Dambreuse, l'homme d'affaires surtout soucieux de ses capitaux ou son régisseur, M. Roque, trouvant glorieux, en juin 48, de faire le coup de feu sur un prisonnier quémandant du pain. |
24 février 1848, Janet-Lange (Ange-Louis Janet , 1815-1872), lithographie coloriée : le peuple parisien s'emparant du trône royal (Musée Carnavalet, Paris) "Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant." (III, 1) |
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Le récit est distribué sur trois
parties. La première partie, à travers ses six chapitres, couvre cinq ans. Elle inclut les années d'étudiant de Frédéric à Paris (chap. 3/5, 1840-43), la constitution du groupe de jeunes gens qui sont proches des deux amis de collège que sont Frédéric et Charles Deslauriers : Hussonnet dont le seul véritable intérêt est le théâtre, De Cisy ("enfant de grande famile et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières", I, 3), Dussardier, Pellerin (peintre), Sénécal (qui est surtout l'ami de Deslauriers), Baptiste Martinon. Ce sont des années où la fréquentation de la boutique et de la maison de Jacques Arnoux réunit un certain nombre de ces jeunes gens. Deslauriers, quatre ans de plus que Frédéric, est pauvre et ambitieux. Travailleur, à l'encontre de son ami lymphatique, il atteindra un certain nombre de ses buts mais sans parvenir à les conserver. La deuxième partie se déroule sur six chapitres et couvre les années 1846-février 1848. Frédéric (en partie par l'entremise de M. Roque, son voisin de Nogent et homme d'affaire de M. Dambreuse) fréquente le salon des Dambreuse où Martinon est déjà bien introduit. Années qui sont encore celle des formations. La troisième partie dont le long premier chapitre rappelle les tumultes de février, puis de juin 48, s'avance ves le coup d'état de 1851. Enfin, le 6e chapitre glisse en 4 paragraphes sur plus de 15 ans de la vie des personnages pour arriver à 1867 quand se reverront pour la dernière fois Frédéric et Mme Arnoux. Le 7e chapitre a valeur d'épilogue puisque les deux personnages, Frédéric et Deslauriers, à l'approche de la cinquantaine, y font le bilan de leurs vies. Pourtant, même si la période historique est précisément déterminée par la datation, à l'occasion, mais surtout parce que le récit est tramé régulièrement d'événements culturels, politiques, de faits divers aussi (par exemple, l'été 1840, le procès de Mme Lafarge), apparaissant épisodiquement dans les conversations directes (dialogues entre les personnages dans les salons, les dîners, les cafés) soit en conversations rapportées au discours indirect libre par la narrateur, L'Education sentimentale n'est pas à proprement parler un roman historique, ne serait-ce que parce que, justement, les personnages historiques, n'apparaissent que fort loin dans l'arrière-plan, ainsi Deslauriers obtient son poste de préfet de Ledru-Rollin. Si Zola, dans Les Romanciers naturaiistes (1881) pouvait écrire "L'ouvrage est le seul roman vraiment historique que je connaisse, le seul, véridique, exact, complet où la résurrection des heures mortes soit absolument lue sans aucune ficelle du métier", sa force d'évocation tient surtout à ce que note Luckács (La Théorie du roman, 1920, traduit de l'allemand par Jean Clairevoye, Gonthier, 1963), et qu'il nomme "absence de composition" à entendre comme "l'auteur ne tente aucun effort pour vaincre, par un processus quelconque le morcellement de la réalité extérieure en fragments hétérogènes et vermoulus, ni davantage pour suppléer au manque de liaisons et de symboles sensibles par une peinture lyrique d'états d'âme ; les morceaux de réel restent simplement juxtaposés dans leur dureté, leur incohérence, leur isolement" et d'ajouter "La totalité de la vie qui sert de support à tous les hommes devient ainsi quelque chose de dynamique et de vivant." Inutile d'ajouter que la "composition" existe bel et bien dans une complexité remarquable, d'autant plus qu'elle est invisible à première lecture. |
Jean-Louis-Ernest Meissonier (1815-1891), Barricade rue de la Mortellerie, juin 1848. (Musée du Louvre, Paris) |
Johan Barthold Jongkind (1819–1891) Notre Dame vue du quai de la Tournelle, 1852 (Petit Palais, Paris) |
Un roman de l'échec ?La formule a été répétée sur tous les tons à la sortie du roman. Partant du principe qu'au bout du parcours de lecture, le lecteur (et surtout la lectrice à en croire les critiques du temps) après s'être profondément ennuyé constate qu'aucun des rêves des personnages ne s'est réalisé. Celui qui rêvait d'amour éternel recule, effrayé, devant le vieille femme à cheveux blancs qu'est devenue son idole, celui que l'ambition tenaillait (Deslauriers) est un employé de bureau ; Jacques Arnoux, vieilli, ruiné, gâteux, achève sa vie au fin fond de la Bretagne. Ceux qui ont socialement réussi, Hussonnet et Martinon, se sont vendus à l'Empire. Mais est-ce bien de cela qu'il s'agit ?Bien plutôt du roman de la désillusion, non pas pour les personnages (encore que...), mais pour le lecteur. Désillusion, au sens de "Desengaño", dévoilement. En ce sens L'Education sentimentale est bien un roman historique qui permet de mesurer la distance entre la réalité, la vie qui va son train, sans souci des individus, emportés par elle, sans vraiment de prise sur ce que l'avenir appellera l' "Histoire" ("avec sa grande hache" comme dira Perec, grand lecteur de Flaubert), mais qui pour eux (et n'est-ce pas vrai de tous les temps, y compris le XXIe siècle qui voit des situations "historiques" à tous les carrefours ?) n'est que le monde dans lequel ils vivent où un procès, un scandale, un spectacle ont tout autant de présence et de réalité que l'invasion des Tuileries le 24 février 1848 ou les barricades du 23 juin, compte tenu de leur situation dans la société. Quant à ceux qui croient y participer, comme Dussardier ou la féministe Vatnaz, ils n'y sont que des pions sans la moindre importance. |
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A bien y réfléchir, le désabusement final de Frédéric et de
Deslauriers, l'amoureux passif ou l'ambitieux actif, leur retour attendri à une scène de
leur adolescence, leur tentative, sans succès, d'aller dans la maison
close de Nogent, est, au fond, celle de la majorité des humains
constatant que leur vie réelle n'a pas été à la mesure de leurs rêves.
Regretter le temps du désir, dont celui de transgresser les interdits,
est-ce si étonnant et si pitoyable ? Le roman ne permet certes pas de s'attendrir sur les personnages (à l'exception des victimes réelles, Dussardier ou le jeune insurgé assassiné dans sa prison par un imbécile), mais il sonne profondément VRAi. C'était sans doute ce que voulait dire Zola et ce qu'avait cherché plus que tout Flaubert qui écrivait à Taine, le 14 juin 1867 : "Une oeuvre n'a d'importance qu'en vertu de son éternité, c'est-à-dire que plus elle représentera l'humanité de tous les temps, plus elle sera belle. — Le moyen d'être idéal c'est de faire vrai, et on ne peut faire vrai qu'en choisissant et en exagérant. — Toute la différence consiste à exagérer harmonieusement." |
A lire : une présentation de Georges Castex relative aux textes précédents l'oeuvre de 1869. la réception négative du roman en 1869 sur le blog de
Gallica.
Le roman de Maxime Du Camp, Les Forces perdues
dont Flaubert écrit à Sand (15 décembre 1866) :" Cela ressemble, par bien
des côtés, à celui que je fais ? C'est un livre (le sien) très naïf
mais
qui donne une idée juste
[c'est Flaubert qui souligne] des hommes de notre génération, devenus
de vrais fossiles pour les jeunes gens d'aujourd'hui."
A consulter : une présentation du roman sur France-Culture
associée à une série d'émissions documentaires en éclairant certains
aspects.
un numéro de la revue Flaubert, revue critique et génétique
parue à l'occasion de l'inscription du roman à l'agrégation de lettres
modernes, 2018.
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