Les Diaboliques, Jules Barbey d'Aurevilly, 1874

coquillage






1910

reliure pour Les Diaboliques (A. Romagnol éditeur, 1910), de Charles Meunier, 1912.

Rédaction et publication

     Le livre qui paraît en 1874 est, comme le plus souvent, avec Barbey d'Aurevilly, le résultat d'un long mûrissement. Il est composé de six nouvelles dont la plus ancienne remonte à 1849. Les Dessous de cartes d'une partie de Whist a été rédigé en 1849 mais n'a été publié qu'en 1850 dans La Mode, quoique, selon le témoignage de son auteur, grandement coupé ; dans une lettre à son ami Trebutien, libraire à Caen (mai 1850), l'écrivain utilise le mot "guillotiné" qu'il souligne. Il lui expose aussi son idée : "Mon intention est de donner deux ou trois nouvelles intitulées, comme cette première, Ricochets de conversation, avec des sous-titres différents".
     A la fin du mois de mai, il écrit de nouveau à Trebutien, et déclare : "Le volume aurait pour titre général Ricochets de la conversation et contiendrait six nouvelles toutes dédiées et portant en tête leurs dédicaces. J'écris ces Nouvelles en ce moment [...]" En réalité, il s'agit peut-être d'une vantardise, en tous cas, il n'y a pas trace de ces rédactions en cours. Quant au projet de dédicaces, il est dans le droit fil des pratiques de Barbey d'Aurevilly. Ses livres sont tous mis sous une "protection" (c'est lui qui le dit, par exemple dans la dédicace à Paul Bourget d'Une histoire sans nom, 1882) qu'il juge amicale. On dirait que ce faisant, l'écrivain veut renouer avec une pratique chère au XVIIe siècle, que la nécessité du mécénat imposait alors, le dédicataire étant le plus souvent le "protecteur" attitré de l'auteur ou celui dont il était espéré qu'il le devienne. Pour Barbey, c'est peut-être davantage une manière d'assurer la "respectabilité" (au sens où ses dédicataires sont le plus souvent des personnes bien connues de la "bonne société") de ses écrits dont il devait avoir conscience qu'ils allaient choquer la plupart de ses lecteurs.
     En 1866, le projet se confirme par une note qui change le titre, barrant "Ricochets de la conversation" au profit de Les Diaboliques, et qui liste dix nouvelles en précisant les textes restant à écrire. Si bien que "Le rideau cramoisi", "Le plus bel amour de Don Juan" (qui va paraître dans La Situation en 1867), "Le bonheur dans le crime" peuvent être regardés comme déjà écrits ou du moins dans un état suffisamment avancé de rédaction.
Fin 1870, il rédige un projet de préface pour le volume.
Lorsque finalement, le livre est publié et mis en vente en novembre 1874, il comporte six nouvelles seulement, quoique la préface et le sous-titre "Les six premières", en annoncent six autres, "si le public y mord, et les trouve à son goût". Les nouvelles ne sont pas dédiées, et la dédicace initiale est une interrogation :
"A qui dédier cela ?..."
Question, en effet.



Scandalisons-nous !

Le croirait-on ? c'est Le Charivari  qui déclenche les hostilités (un peu comme si Chariie Hebdo, aujourd'hui, se mettait à prôner le respect des convenances). Un certain Paul Girard y fait la recension du livre, le 24 novembre 1874, et écrit "... l'écoeurement nous a fait tomber le livre des mains." Naturellement, le journal n'était pas aussi bégueule que l'on peut croire et Barbey d'Aurevilly un prétexte pour attaquer l'Eglise : "Que dites-vous des bons livres qu'enfante un des champions du trône et de l'autel?" Mais les oreilles de la justice du second empire s'échauffaient à moins. Un certain juge Ragon s'en mêle : descente de police chez le libraire-éditeur, Dentu ; enquête de moralité ; comparution. La défense est celle habituelle de ceux qui sont accusés "d'outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs": ils ont été mal compris; en peignant le vice, ils ne voulaient qu'en donner l'horreur (ce que d'ailleurs disait la préface). N'était-ce pas exactement cela que le défenseur de Flaubert avait plaidé avec succès en 1857 ? Malgré cela, les exemplaires encore en fabrication sont saisis. L'écrivain ne veut pas d'un procès, et sans doute a-t-il raison, il s'est fait tant d'ennemis, qu'il est peu probable qu'aucun des grands noms de la littérature lève le petit doigt pour l'appuyer. Mais Gambetta (1838-1882) s'entremet et finalement le juge Ragon enterre l'affaire non sans avoir obtenu de l'écrivain l'assurance que le volume ne sera pas réédité. De fait, lorsque Lemerre reprend le volume en 1882, il l'inscrit dans la publication des Oeuvres complètes de l'auteur, ce qu'il signale en rappelant l'interdiction d'une publication "isolée".
Barbey d'Aurevilly en conçut, à juste titre, bien de l'amertume.
     Fallait-il vraiment se scandaliser ?
     Evidemment, le contenu de ces nouvelles est toujours effrayant, même s'il n'est pas criminel, et il l'est souvent. L'humanité qui y est dépeinte ne l'est guère que sous son jour le plus mauvais. Tout particulièrement les femmes, créatures diaboliques par nature, comme tout un chacun le sait depuis belle lurette. Toutefois, il est bien connu aussi que si toutes les femmes sont des "créatures", pour utiliser ce joli terme à saveur antique, les mères sont l'exception. Pas du tout, disent Les Diaboliques. Il est certain que là, Barbey d'Aurevilly ne méritait aucun pardon.
     D'un autre côté, il est possible de partager l'opinion de Flaubert, au moins dans un premier temps, qui écrivait à George Sand, le 2 décembre 1874 "A propos de livres, lisez donc Fromont et Risler de mon ami Daudet, et Les Diaboliques de mon ennemi Barbey d'Aurevilly. C'est à se tordre de rire. Cela tient peut-être à la perversité de mon esprit qui aime les choses malsaines, mais cet ouvrage m'a paru extrêmement amusant. On ne va pas plus loin dans le grotesque involontaire."
Car il est de fait que, parfois, la charge est si lourde que le lecteur a fort envie d'envoyer au diable (c'est de circonstance) toutes ces diableries de pacotille. Par exemple A un dîner d'athées met en scène des personnages (prêtre défroqué, libres penseurs) dont la seule raison d'être semble de vomir la religion, et spécialement la religion catholique. On imagine mal Diderot, D'Holbach et leurs amis (pour se rappeler des athées notoires) perdant leur temps à de telles billevesées. La charge est telle que le lecteur hésite entre la méconnaissance et la vindicte, dans l'un ou l'autre cas, rien de bien intéressant là, et même en s'efforçant de comprendre un arrière-plan moralisateur, l'envie de hausser les épaules est grande.
MAIS, car il y a des mais.



Félicien Rops

frontispice imaginé par Félicien Rops (Série des grandes planches). L'idée du sphinx est celle d'un lecteur avisé, car ce diable, en retrait, qui ne regarde que la femme, est bien loin de saisir ce que voient, hors du cadre, la femme enlacée au sphinx. Le diable n'est pas l'énigme.


     Les six nouvelles qui composent le recueil, Le Rideau cramoisi, Le Plus bel amour de Don Juan, Le Bonheur dans le crime, Le Dessous de cartes d'une partie de Whist, A un dîner d'athées, La Vengeance d'une femme, proposent bien des raisons de passer outre cette irritation initiale.
La première tient à la fluidité des récits
, une fois accepté leur degré d'extravagance. L'auteur, dans sa préface, prétend que "Ces histoires sont malheureusement vraies. Rien n'en a été inventé." mais à son ami Trebutien, il écrivait en 1853 "Toutes mes situations sont inventées." Contradiction? pas nécessairement, si l'on veut bien admettre que le mot "vrai" peut avoir de multiples sens, et que prétendre n'avoir fait que rapporter peut relever d'une stratégie éditoriale. Peut-on dans les années 1870 faire fi du réalisme qui domine ? sans doute pas, mais on peut en dévier les impératifs. Le "vrai" est moins dans l'anecdote, que dans les sentiments mis en jeu.
     Barbey en imaginant d'insérer ses histoires dans un cadre conversationnel (un enchâssement qui devient ensuite habituel, il n'est que de se rappeler Maupassant), une diligence, un salon, une promenade, un dîner, tient en haleine son lecteur au rythme même qui est celui du conteur lequel doit séduire son auditoire et lui faire désirer la suite de son récit. L'enchâssement peut au besoin se démultiplier comme dans Le plus bel amour de Don Juan où un narrateur raconte à une auditrice, "la vieille marquise Guy de Ruy"(récit cadre) ce que lui a raconté "Don Juan" (Le comte Ravila de Ravilès) qui l'avait lui-même conté au cours d'un souper organisé par 12 dames de sa connaissance, et cette histoire lui avait été contée, à lui, par la mère de l'héroïne. Le premier récit cadre contient le récit de Don Juan qui, à son tour, devient récit cadre pour l'histoire de la très jeune fille, 13 ans, dénommée "petite masque". Le lecteur ne saura rien des réactions de la dévote marquise à ce récit puisque sa conclusion, si l'on peut dire, se donne à l'intérieur du salon des 12 dames, et elle est de l'ordre de l'interrogation "Que se serait-il passé si... ?". Et par ailleurs les diverses réactions des dames du souper, celles des protagonistes aussi des "histoires" apparaissent. Ce jeu de glissements narratifs en glissements narratifs ouvre tout récit à l'ensemble des non-dits dont ils sont aussi composés, parfois ouvertement lorsque les narrateurs successifs reconnaissent leur ignorance de certains faits, ainsi du Rideau cramoisi, où le conteur, le vicomte de Brassard, ignore totalement les suites de son aventure, ayant fui la ville où elle s'était déroulée, le plus souvent de manière implicite. Au lecteur de percevoir et de "repriser" les trous du récit, par exemple dans Les Dessous de cartes... des événements que rien ne relie ouvertement dans le récit, sont perçus à la lecture comme dans des relations de cause à effet. Le lecteur est ainsi conduit à devenir le complice du narrateur. Rien ne lui a été dit précisément, mais il fait le travail qui lui est demandé, compléter le puzzle et faire apparaître la figure effrayante que contient potentiellement le récit.
Sans négliger aussi que ces récits sont aussi tissés de littérature, références, citations, allusions, à la fois prolongements, échos, palimpsestes.
Cette coopération obtenue du lecteur est aussi ce qui ce permet à ces récits de rester "ouverts", le lecteur n'étant jamais assuré d'avoir construit l'interprétation qui les concluraient. Une leçon dont la danoise Karen Blixen tirera profit plus d'un siècle plus tard.

Lobel-Riche

Illustration (Le Bonheur dans le crime) d'Alméry Lobel-Riche (1877-1950) , édition A. Romagnol, 1910


     L'auteur a répété, à qui voulait l'entendre, sa volonté d'effrayer, d'ouvrir au lecteur les abîmes du mal, pour le faire reculer d'effroi. Il n'est pas vraiment sûr que cette obsession de la sexualité comme diabolique, car il n'est guère question d'autre chose, puisse encore troubler qui que ce soit. Freud est passé par là. Mais ce qui reste indéniablement troublant, au sens de porteur d'interrogations toujours ouvertes, c'est la force et la violence de la pulsion, jusques à la mort inclusive. Les Diaboliques sont l'écriture du désir, Eros, qui n'a jamais eu grand chose à voir avec le marmot poupin distributeur de flèches que la peinture a si souvent installé aux pieds de Venus. Eros rime avec Féroce. Ce n'est pas parce que souvent ces pulsions conduisent au crime qu'il faut parler de férocité, bien davantage parce que l'écriture, dans son excès même, vibre d'une rare intensité et que la description des corps désirants mêle l'exultation à la souffrance, suggérant avec force le débordement dont les personnages sont à la fois les acteurs et les victimes .
     Autre dimension inquiétante, celle des personnages, car dans les couples emportés par le désir, l'identité sexuelle se perd. Les femmes débordent de virilité (et l'Albertine du Rideau cramoisi est le plus souvent appelée Alberte, bien plus proche du prénom masculin, comme Hauteclaire, dans Le Bonheur dans le crime, porte le nom de l'épée d'Olivier et est une bretteuse redoutable) et les hommes apparaissent souvent passifs face à elles. Si le désir est féroce, il l'est tout autant dans la fusion amoureuse que dans son envers, l'annihilation de l'autre, la haine. La Vengeance d'une femme, par exemple, qui semble beaucoup devoir aux diverses histoires de "coeur mangé", qui alimentent bien des récits médiévaux et jusqu'au Décaméron, loin de voir son héroïne mourir de chagrin, la voit faire payer le haut prix à son mari ; haine si débordante qu'elle se transforme elle-même en arme de la vengeance ce qui ne peut que conduire à sa propre destruction sur tous les plans, physique et mental. Il vaut de noter que ces vengeances mémorables (car il y aussi celle contée par Grandmesnil dans A un dîner d'athées) ont pour cadre l'Espagne.
L'Espagne et ses rigueurs religieuses (le mémoire de l'Inquisition dont A un dîner d'athées contient l'éloge) est bien le pays mental de ces personnages tendus à l'excès dans leur être désirant. Tous se révèlent des prédateurs de la plus farouche des espèces, et la comparaison de Hauteclaire à la panthère qu'elle défie (Le Bonheur dans le crime) est emblématique de toutes les autres héroïnes.
     Si tous les personnages désirants sont inquiétants, la place d'honneur est réservée aux femmes. Créatures "diaboliques" (c'est la préface qui le dit), elles surprennent par leur puissance, leur énergie, leur force, leur violence, bien loin de la vision habituelle que la société de cette seconde moitié du XIXe siècle entretient. Les mères y sont rivales de leurs filles, elles rejettent leur destin maternel avec violence. C'est Hauteclaire qui affirme que les enfants sont bons pour les femmes malheureuses ; c'est le personnage du Dessous de cartes..., chez qui on retrouve, après son décès, un cadavre d'enfant dans une jardinière. Ni douceur, ni soumission dans ces personnages de femmes viriles qui subjuguent autant qu'elles terrorisent. Ambiguité de la peinture.
      Bref, le lecteur n'en finit pas de tourner et retourner ces histoires en leur découvrant de nouvelles profondeurs. Il y a longtemps qu'il a cessé de rire du "grotesque involontaire" qu'il avait pourtant vu aussi bien que Flaubert.





A découvrir : les illustrations de Félicien Rops et leur histoire dans le travail d'Alric Delaporte.
A lire : un article de Pierre Glaudes "Barbey d'Aurevilly, le roman et la question morale" sur Fabula.



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