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Le contenu du livre
Le
livre, tel que publié en 1697, ne contient que des contes en
prose, rédigés après les contes en vers, et provenant pour l'essentiel
de la
tradition orale, donc populaire. Il est constitué de deux groupes de
récits, ceux qui avaient été rassemblés sous le nom de Pierre
Darmancour pour Mademoiselle et trois autres contes, sans doute dans le
but d'étoffer ce petit recueil. A noter que, si tous les contes sont en
prose, toutes les moralités qui les cloturent sont en vers. Le lecteur
est ainsi engagé à lire le petit récit proposé à des niveaux multiples.
Dans le livre destiné à Elisabeth Charlotte d'Orléans
(1676-1744), Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans et de la princesse
Palatine, future duchesse de Lorraine, dont le frontispice portait
"Contes de ma mère Loye", il n'y avait que cinq contes, dans l'ordre
suivant : La
Belle au bois dormant, Le
Petit Chaperon rouge, La
Barbe bleue, Le
Maître Chat ou Le Chat botté, Les
Fées.
La Belle au bois dormant :
le conte ne semble guère ressortir de la tradition orale, mais on en
trouve trace dans divers écrits, en particulier au XIVe
siècle dans un
des romans du cycle de la Table ronde (Perceforest), et dans d'autres écrits en
Italie, comme en Espagne. Les motifs autour desquels le conte se
construit — l'enfant attendu et désiré, les
dons et la malédiction, le sommeil magique, l'ogresse qui veut dévorer
sa belle-fille et ses petits enfants —, sont bien, toutefois, des
motifs
de contes
populaires, .
Le Petit Chaperon rouge
: on connaît 35 versions de ce conte. C'est sans doute le plus célèbre
des contes de Perrault, l'histoire de la petite fille croquée par le
loup. Dans la version bavaroise qu'en ont recueilli les frères Grimm,
un chasseur
providentiel tire la grand-mère et l'enfant indemmes du ventre du loup
qu'il colmate avec des pierres, ce qui est peut-être un souvenir de ce
que fit Gaïa dans la mythologie grecque pour tromper Cronos et sauver
Zeus. Mais il semble aussi que la version allemande ait, en fait, été
importée par les Protestants français exilés de la fin du XVIIe
siècle ;
ce serait donc la version de Perrault qui aurait alimenté une nouvelle
tradition orale (cf. Robert Darnton, "Contes paysans, : les
significations de Ma Mère l'Oye").
Le "chaperon rouge", c'est-à-dire la coiffe qui a fait la célébrité du
personnage est une invention de Perrault qui lui a donné, en outre,
dans sa morale, le caractère d'un avertissement sexuel : "je dis loup,
car tous les loups / Ne sont pas de la même sorte."
La Barbe bleue
: conte qui mêle à la condamnation de la curiosité féminine celle de la cruauté
masculine fondée sur la toute puissance. La formule de la jeune épouse,
"Anne ma soeur Anne ne vois-tu rien venir ?", est presque devenue
proverbiale.
Le Maître chat ou le chat botté
: Soriano fait remarquer que le conte mêle deux formes
différentes,
celle du conte animalier et celle du conte merveilleux. Par sa ruse, le
chat assure à son maître un avenir fortuné en s'appropriant les terres
de l'ogre et en le mariant à la fille du roi.
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Cliquer sur l'image pour accéder à un agrandissement de la vignette
Première page du Petit chaperon rouge,
dans le manuscrit de Mademoiselle, nièce de Louis XIV. La vignette est de Perrault lui-même.
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Les Fées
: conte universellement répandu qui met en scène la récompense de la
bonté et la punition de la mauvaise grâce. Le conte est très court et
son caractère d'apologue en est d'autant plus visible. S'il n'y a
qu'une fée dans ce conte, elle est pourtant double puisque, pour la
cadette des soeurs, elle est "une pauvre femme", alors que pour l'aînée
elle se présente comme "une Dame magnifiquement vêtue".
Pour l'édition en librairie, en 1697,
Perrault ajoute à ces cinq contes, trois autres histoires : Cendrillon ou
la petite pantoufle de verre, Riquet
à la houppe, Le Petit Poucet.
Cendrillon ou la petite
pantoufle de verre
(que Balzac avait rationnalisé en pantoufle de vair, la fourrure lui
paraissant plus adéquate que le verre à chausser une jeune fille, mais
il est hors de doute qu'il s'agit de "verre", matériau précieux dont la
fragilité témoigne à la fois du caractère luxueux de l'objet et de son
caractère féerique.) On connaît 105 versions de ce conte. Une enfant
maltraitée, grâce à une marraine fée, épouse le Prince.
Riquet à la houppe
: le conte trouve sans doute sa source dans les contes de pactes avec le
diable (la laideur, la houppe qui évoque peut-être les cornes, l'oubli
de l'engagement, la cuisine souterraine), et on peut le rapprocher des
contes où un humain doit transformer un animal, comme le crapaud
devenant Prince charmant, et comme La
Belle et la bête en est devenu le récit le plus célèbre.
Peut-être aussi faisait-il penser les mauvais esprits contemporains,
avec une certaine irrévérence, à l'histoire même de Madame de Maintenon
qui avait épousé, en première noces, Scarron dont l'esprit était des
plus déliés, mais la laideur tout aussi célèbre. Perrault, très
différemment de Madame Leprince de Beaumont, sur le même thème, en a
tiré un
autre, élégant récit sur les puissances de l'amour.
Le Petit poucet
(dont on connaît, par ailleurs plus de 80 versions) est le conte dans
lequel apparaissent le plus nettement les difficultés de la vie
quotidienne
des paysans, soulignant la famine chronique : par deux fois le bûcheron
et la bûcheronne vont perdre leurs enfants pour éviter de les voir
"mourir de faim" ; et si, la première fois, ils sont opportunément
sauvés par le paiement d'une dette (le seigneur leur envoie les dix
écus dus et qu'ils avaient renoncé à recevoir), la seconde fois rien de
tel ne se passe.
Le conte fournit deux dénouements : celui de la ruse du Petit Poucet
qui s'approprie le trésor de l'ogre en faisant croire à sa femme qu'il
est prisonnier de brigands exigeant une rançon et celui de l'ascension
sociale. Grâce aux bottes de sept lieues, le Petit Poucet devient
courrier du Roi et des dames (guerre et amours) et gagne ainsi
suffisamment d'argent pour acheter "des Offices de nouvelles création
pour son père et pour ses frères; et par là il les établit tous et fit
parfaitement bien sa Cour en même temps."
La morale versifiée, sept vers hétérométriques (alexandrins,
octosyllabe, décasyllabes), souligne que tous les enfants peuvent
apporter le bonheur à la famille et que les disgrâces apparentes
peuvent cacher de grandes vertus. Certains y lisent une sorte
d'auto-éloge de l'auteur lui-même, dernier enfant de sa fratrie dont
l'ascension sociale a permis la réusssite familiale. |
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Incipit du Chat botté avec la
vignette de Perrault dans le manuscrit de Mademoiselle, 1695
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Des histoires de famille
Tous les contes choisis par Perrault ont en commun de se dérouler dans
un cadre familial, celui du couple, celui des parents dans leurs
relations avec les enfants, aussi bien que celui des fratries. Ces
familles ne sont pas vraiment des milieux heureux, soit pour des
raisons extérieures : la mort qui prive les enfants de la protection
naturelle d'un parent (Cendrillon, la jeune fille des Fées, voire celle de Barbe Bleue dont le père se serait
sans doute davantage méfié que la mère d'un futur gendre aussi inquiétant, mais aussi Le Chat botté,
puisque la mort du père marque la séparation des frères et laisse le
cadet sans rien), l'absence d'enfant qui trouble la vie de couple (dans
Riquet à la houppe comme
dans La Belle au bois dormant),
la misère qui contraint le bûcheron et sa "bûcheronne" à abandonner
leurs enfants ; soit aussi pour des raisons intérieures, la jalousie,
l'indifférence, mais aussi la préférence qui est notée pour les mères
comme les belles-mères, marâtres ou non. La bûcheronne préfère l'aîné
de ses enfants "qu'elle aimait plus que tous les autres, parce qu'il
était un peu rousseau et qu'elle était rousse." ou la mère des soeurs
dans les Fées : "Comme on
aime naturellement son semblable, cette mère était folle de sa fille
aînée". Les conflits sont aussi nombreux entre les enfants, le
Petit Poucet est peu estimé de sa famille ("ce pauvre enfant était le
souffre-douleur de la maison"), les soeurs de Cendrillon la maltraitent
de la même manière que leur mère et c'est la moins "malhonnête" qui la
nomme Cendrillon, l'autre l'appelant tout bonnement "Cucendron";
l'aînée des soeurs des Fées
veut battre sa cadette pour se venger de la malédiction de la fée.
Pourtant, un certain retournement s'établit qui rappelle que la famille
est une valeur sûre puisque, une fois l'ogresse de La Belle au bois dormant
tuée par sa propre méchanceté, le prince se console de sa mort "avec sa
belle femme et ses enfants", constituant ainsi une famille heureuse,
comme la cadette des Fées
fuyant sa mauvaise famille en construit une nouvelle avec le fils du
roi qui l'épouse, tout comme le "marquis de Carabas" à qui le Roi
affirme "Il ne tiendra qu'à vous, Monsieur le Marquis, que vous ne
soyez mon gendre", l'incluant ainsi dans une nouvelle famille ; il en
sera de même avec la veuve de Barbe Bleue qui marie sa soeur, achète
des charges de capitaine à ses frères et épouse elle-même "un fort
honnête homme". Cendrillon pardonne à ses mauvaises soeurs et les marie
"dès le jour même à deux grands seigneurs de la cour", comme le Petit
Poucet rend le bien pour le mal en assurant la fortune de toute sa
famille.
La famille est un lieu difficile à vivre, qu'il faut parfois fuir, mais
c'est dans l'espoir et la volonté d'en construire une meilleure. Les
psychanalystes se sont beaucoup penché sur cet aspect de l'oeuvre de
Perrault, mais il est indéniable aussi que cette remise en cause de la
famille n'est sans doute que la réaffirmation de sa valeur essentielle
pour les hommes et les femmes du XVIIe siècle.
Des histoires de femmes
Le frontispice que dessine Perrault pour le livre destiné à la
princesse Elisabeth Charlotte d'Orléans, en 1695, comme celui gravé par
Clouzier,
moins
coloré, qu'il utilise pour son édition de 1697, chez Barbin, mettent à
l'origine des récits une vieille femme qui file devant une cheminée et
parmi ses trois auditeurs, une jeune fille, coiffée à la Fontange (à la
mode depuis 1680). Cette origine des contes attribuée à une paysanne,
une servante, est réitérée dans la préface des contes en vers
puisqu'elle se termine par des vers attribués à une jeune demoiselle
assurant que le récit de Peau d'Ane
l'a autant "divertie / Que quand aupès du feu ma Nourrice ou ma Mie, /
Tenaient en le faisant mon esprit enchanté."
Par ailleurs, la dédicace même des cinq premiers contes en prose à
Mademoiselle, comme les dédicaces des contes en vers, toutes destinées à
des femmes, définissent les lecteurs potentiels de ces récits comme des
femmes. Il peut se trouver diverses explications à cela, dont la
préoccupation pédagogique est certainement une des composantes. Ce sont
les femmes qui ont en charge l'éducation des enfants. Perrault comme
d'autres de ses contemporains, à commencer par l'épouse morganatique du
Roi, Madame de Maintenon, qui fonde l'Ecole de Saint-Cyr
destinée à accueillir des jeunes filles nobles mais pauvres, se
soucient de cette question de l'éducation, et en particulier de celle
des femmes que soulèvent, depuis le début du siècle, celles que l'on
appelle précieuses. Ce
projet pédagogique expliquerait, en partie, les aspects critiques des
contes à l'égard des personnages féminins, il s'agit de mises en garde
; comme il expliquerait l'insistance sur les qualités reconnues
essentielles : beauté, grâce et éloquence.
Mais sans doute,
n'y-a-t-il pas que cet aspect-là. Ces histoires de femmes ne
permettraient-elles pas aussi de critiquer l'univers masculin, celui
des pères, des maris qui s'arrogent le droit de décider pour elles? En
effet, à
l'exception du Chat botté et
du Petit Poucet,
tous les héros sont des héroïnes. Pourtant même dans ces contes
"masculins", les personnages féminins ont une certaine place. Dans Le Chat botté, le seul personnage
féminin est la fille du roi, dont le rôle est fort
effacé même s'il est essentiel pour entériner l'ascension sociale du
fils de meunier devenu Marquis de Carabas, gendre du Roi et pour
garantir qu'il n'en est pas indigne, le trouvant "fort à son grè" grâce
à sa "bonne mine (car il était beau et bien fait de sa
personne)". Quant au Petit Poucet,
les deux personnages féminins actifs, la bûcheronne et la femme de
l'Ogre sont toutes deux aimantes à l'égard de leur famille, mais
soumises à leurs maris, jusqu'à y perdre leurs enfants, provisoirement
pour la "bûcheronne" et définitivement pour la femme de l'ogre. Les
femmes et les enfants sont ainsi victimes de la brutalité de maris, non
encore civilisés. Comme le dit le petit poème de l'Apologie des femmes,
le rôle des femmes est bel et bien d'adoucir les moeurs, et l'homme qui
vit hors de leur environnement n'est jamais qu'un "loup-garou" ou un
"pédant", ce qui n'est guère mieux dans le poème, car c'est auprès
d'elles que "se prend la fine politesse / Le bon air, le bon goût et la
délicatesse".
Les héroïnes des contes ont, elles, à peu près les mêmes
caractéristiques : ce sont des jeunes-filles en âge de se marier (sauf
pour le Petit Chaperon rouge qui dans le conte paraît être une petite
fille, mais que la morale renvoie elle aussi aux jeunes filles), très
belles, éloquentes, sauf pour celle de Riquet à la Houppe qui est
dédoublée : deux soeurs dont l'une est belle mais sotte, la deuxième fine et
intelligente mais laide.
Des apologues
Ces récits sont des apologues, non seulement parce que leur auteur
insiste sur ce caractère dans sa préface de l'édition des contes en
vers de 1694, "Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y
est puni. Ils tendent tous à faire voir l'avantage qu'il y a d'être
honnête, patient, avisé, laborieux, obéissant, et le mal qui arrive à
ceux qui ne le sont pas", mais encore parce que chaque conte se termine
par une morale versifiée. Cette différence de genre entre le récit
(prose) et son interprétation (vers) souligne ainsi le passage de la
culture populaire à la culture mondaine, sinon savante, et semble une
invite à un nouveau travail interprétatif du lecteur. Ces morales sont
en effet souvent redoublées, par exemple celles de La Barbe bleue
après avoir stigmatisé la curiosité, constate que le temps des
maris abusifs est dépassé. N'est-ce pas juste une manière d'aviser les
lecteurs que tous ces récits sont allégoriques, qu'on peut et doit en
tirer des maximes de comportements, et que chacun, à travers le plaisir
que le conte lui a donné, doit trouver à son tour le sens (ou les sens)
qu'il lui confère ?
Tous les contes, à l'exception du
Petit chaperon rouge,
se terminent au profit des plus faibles, de ceux qui ont souffert ou
ont été lésés ; on peut donc considérer qu'il y a là victoire du bien
sur le mal. Et que ces contes enseignent la patience (et le recueil
débute par La Belle au bois dormant,
emblématique sur ce terrain), l'endurance, mais aussi la volonté et
l'action (Le Chat botté mais
surtout le dernier des contes, Le
Petit Poucet).
Par ailleurs, les glissements de l'animalité à l'humanité, pour le bien
ou pour le mal (le loup séducteur dans Le Chaperon rouge ou l'habile chat
du Maître chat),
aussi bien que les comportements animalisés des humains (les ogres et
ogresses prédateurs dont on peut noter qu'ils sont souvent mariés à des
êtres humains normaux, ainsi est-il de l'épouse de l'ogre du Petit Poucet,
charitable et aimante, et l'ogre est, en effet, "fort bon mari
quoiqu'il mangeât les petits enfants" ou de la belle-mère de la Belle
au bois dormant), permettent d'incarner des défauts humains (la luxure,
la gourmandise, l'avidité, la volonté de puissance), rapprochant par là
les contes des fables de La Fontaine qui leur sont contemporaines.
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