Les
Choses, Georges Perec, 1965
|
Perec lors d'une interview, chez lui, rue de Quatrefages, à Paris, en 1965. Photographie Jean Mounicq. |
C'est le premier
roman publié de Georges Perec.
Le jeune écrivain a 29 ans, n'en est pas
vraiment à son coup d'essai, même si aucun éditeur ne s'est hasardé à
publier ses tentatives romanesques, devant se contenter de diverses
notes parues dans des revues. Les Choses, sous
son premier titre, "La Grande aventure" (il en reste trace au chapitre 9), a été refusé, en 1964, par
Gallimard et si Nadeau l'accepte pour sa collection "Les Lettres
nouvelles", chez Julliard, c'est, semble-t-il, avec un rien de
perplexité. Pourtant, le roman trouve aussitôt son public ; sans doute, comme il arrive souvent, grâce à des malentendus. Perec est d'emblée catalogué comme écrivain sociologue et son oeuvre comme une manière d'état des lieux de la société contemporaine, n'est-elle pas sous-titrée "Une histoire des années soixante" ? Il est d'ailleurs couronné du prix Renaudot. Il entame une longue carrière, en France, où il est régulièrement republié en livre de poche et, à l'étranger, dans diverses traductions. Le paratexteLe roman est dédié à Denis Buffard et précédé d'une épigraphe tirée de Malcolm Lowry, écrivain qui appartient au panthéon personnel de Perec. Denis Buffard est un ami de longue date de l'auteur, spécialiste en études de marché (cf. David Bellos). La citation de Lowry est donnée dans le texte original ce qui peut s'interpréter à la fois comme le signe d'une familiarité, il en serait de l'anglais, dans les années 1960, comme du latin jusqu'au XIXe siècle, le signe même d'une culture partagée, et de manière négative comme un avertissement devant l'invasion d'une perception du monde étrangère, sur tous les plans, venue d'ailleurs (le monde anglophone), sans commune mesure avec la culture locale (La France, son histoire, ses traditions).Mais il convient de ne pas oublier le jeu, car cette formule qui clame dans le même temps l'apologie du monde capitaliste clame aussi la lutte des classes faisant, par anticipation, écho à la citation, qui clot le récit, empruntée à Marx et traduite, elle, en français. Si, par curiosité, on en recherche l'origine, force est de constater que cette proclamation est pour le moins ambiguë. Elle provient du dernier chapitre d'Au-dessous du volcan (1947), lorsque le personnage, au dernier degré de l'éthylisme, l'entend (ou croit l'entendre) déclamée à la radio, dans un bar : "Incalculables sont les avantages que la civilisation nous a apportés, incommensurables la puissance productrice de toutes les sortes de richesses engendrées par les inventions et les découvertes de la science. Inconcevables, les merveilleurses créations du sexe humain en vue de rendre les hommes plus heureux, plus libres, et plus parfaits. Sans pareilles les cristallines et fécondes fontaines de la vie nouvelle demeurent encore closes pour les lèvres assoiffées du peuple qui continue ses tâches douloureuses et bestiales". Impossible de n'être pas sensible à l'ironie qui baigne une telle grandiloquence, mise en garde implicite devant ce qui va suivre. |
Le récit
Ce court roman est divisé en deux parties
comprenant respectivement 10 et 3 chapitres et se concluant sur
un épilogue. Particularité du récit, son premier chapitre est au
conditionnel et l'épilogue au futur. Entre ces deux bornes (le rêve et
le réel) le récit se
plie aux temps habituels, imparfait et passé simple, pour raconter la
trajectoire d'un jeune couple, Sylvie et Jérôme, entre sa sortie de
l'université et son entrée dans la vie active, c'est-à-dire un travail
salarié, stable. Leurs années d'errance, à la fois sur le plan matériel
et idéologique, sont celles de leur génération, à tout le moins des
privilégiés pour lesquels la guerre d'Algérie n'est qu'un bruit de fond
et non une réalité brutale. |
Illustration tirée du livre interactif proposé par Julliard et L'Apprimerie, en 2013. |
|||
L'écriture : La construction du récit, avec ses deux parties déséquilibrées et son épilogue, doit beaucoup à L'Education sentimentale
de Flaubert. Perec ne l'a jamais caché, et même souvent revendiqué. Cela
commence avec la vision de l'appartement de rêve, où l'une des trois
gravures représente "un navire à aubes, le Ville-de-Montereau",
bateau que prend Frédéric Moreau, à la fin de ses études parisiennes,
pour rejoindre Nogent-sur-Seine dans l'incipit du roman, et se termine
par le "«Te souviens-tu ?» dira Jérôme", rappel du dialogue entre
Frédéric et Deslauriers dans le dernier chapitre du roman de Flaubert.
D'autres emprunts, allant de la citation à l'allusion ponctuent régulièrement le récit. C'est donc bien d'une éducation sentimentale d'une génération qu'il s'agit dans le roman de Perec, autrement dit de la fabrication d'une sensibllité. Si peu d'informations sont données sur le passé des personnages, c'est qu'ils vont se construire dans ce parcours temporel et spatial (déambulations multiples dans Paris, enquêtes dans divers lieux en France, une année tunisienne et retour), entre le moment où ils quittent leur vie d'étudiants, il a 24 ans, elle en a 22, et celui où, à la veille de la trentaine, ils vont diriger une agence de publicité à Bordeaux, la localisation portant sa connotation d'embourgeoisement (tout au moins pour ceux qui connaissent la ville en 1965). Cette sensibilité n'est plus vraiment en phase avec une réalité mais avec l'imaginaire et un imaginaire de l'abondance et de l'immédiateté : "Tout, tout de suite" est l'impératif de cette génération qu'un an plus tard (1966), Godard, dans Masculin/Féminin, définira comme "Les enfants de Marx et de Coca-cola". Mais dans le même temps, cet impératif est doublement néfaste en ce qu'il transforme les personnages en velléitaires, vouloir sans pouvoir, sans se donner les moyens de parvenir à un but, le vouloir s'épuisant dans des rêveries seulement soutenues par les photos des magazines, les vitrines des magasins ou les films états-uniens à grand spectacle, mais aussi les rééifie comme le monde qui les entoure réduit à un amas d'objets de tous ordres. Pour en rendre compte, Perec multiplie les accumulations : accumulations d'objets, de questions (relatives aux enquêtes d'opinion), de rêveries de richesse (gagner au loto, hériter d'un oncle inconnu, et même se transformer en Arsène Lupin contemporain, restes du projet initial de "La grande aventure). Les personnages ne sont appréhendés (et ne s'appréhendent eux-mêmes) que par le biais de la possession désirée d'objets qui leur donneraient le statut qu'ils fantasment. Le monde des personnages est celui des fantasmes, davantage un monde du langage que du concret, les "choses" n'existent qu'au sein d'un discours qui leur donne sens et Perec cite souvent pour l'expliquer le statut du "pantalon de velours" qui selon le discours où il s'inscrit peut être dévalorisant ou valorisant, le raté parisien ou le confort campagnard. Ainsi le monde parisien déborde-t-il de significations alors que le monde tunisien n'offre que du vide, dépourvu d'images identitaires auquel le rattacher. Pourquoi aussi les deux parties sont si déséquilibrées. Cette mise en mots d'une réalité sans eux évanescente se fait aussi par le truchement d'un narrateur qui change continuement de focale (comme dirait un photographe), soit au plus près de ses personnages et de leurs malaises (oscillation entre sentiment de plénitude et perte de sens), soit dans une vision plus générale où ils appartiennent à un ensemble de semblables avec lesquels ils se confondent, ayant les mêmes origines "Pour tous les autres l'enfance avait eu pour cadre...", les mêmes goûts "Ou bien chez l'un ou chez l'autre, ils organisaient des dîners...", la même passion cinéphilique "Mais ils se rencontraient sans s'être donnés rendez-vous à la Cinémathèque..." (chap. 4). Pourquoi aussi, ils finissent tôt ou tard, de la même façon, bien intégrés dans une société qui leur fournira les "choses" dont ils rêvaient et au milieu desquelles ils mèneront une vie aussi insipide que le repas qui leur est servi dans le train qui les y conduit. Premier roman publié de l'auteur, il met déjà en place ce qui fera la constance de l'oeuvre : le jeu avec la littérature (Perec n'avoue pas que Flaubert, mais aussi Robert Antelme, Nizan et Barthes) et la langue, l'utilisation transformée (comme il se doit) d'éléments biographiques (les enquêtes d'opinion, la rue de Quatrefages, le jeune couple, l'année tunisienne), une certaine quête de soi toujours présente dans ce regard porté sur sa génération, tout autant que le romanesque (le faire semblant propre à cette mise en mots particulière). |
A écouter : Georges Perec au moment de la sortie du livre, conversant avec Pierre Desgraupes dans son émission télévisée Lectures pour tous, le 6 octobre 1965. A écouter et regarder : une table ronde organisée au Mucem de Marseille, en 2015, autour du roman, animée par Emmanuel Laurentin, avec Caroline Eliacheff, psychanalyste et Arno Bertina, écrivain qui contient de très passionnantes archives. A lire : "Essai de contextualisation des usages énumératifs dans Les Choses de Georges Perec", Matthieu Rémy (in Georges Perec artisan de la langue, Presses universitaires de Lyon, 2012). A voir : Masculin/Féminin, Jean-Luc Godard, 1966. Le cinéaste retrouve un certain nombre d'accents fort proches de Perec dans son exploration de la jeunesse. Ses personnages ont une vingtaine d'années et un avenir plus incertain, mais l'atmosphère générale du film semble un écho au roman de Perec (la cinéphilie déçue des personnages, les enquêtes d'opinion, son personnage masculin travaille pour l'IFOP, les images de magazines) bien plus qu'à l'origine littéraire dans Maupassant, dont finalement Godard n'a conservé que les prénoms, et même si son interrogation porte davantage sur les relations, comme son titre l'indique, entre le "masculin" et le "féminin". |