Dictionnaire Philosophique Portatif, Voltaire, 1764

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A propos de Voltaire, ce site contient
: 1. Une présentation de Candide, 1759 - 2. Une biographie de l'auteur - 3De L'horrible danger de la lecture, 1765 - 4. Extrait de l'article "Homme" (Questions sur l'Encyclopédie, 1771) - 5. Une illustration de Moreau le jeune pour le chapitre III de Candide - 6. Une préface de Calvino à une édition italienne, 1961, de Candide. - 7. La Princesse de Babylone -




Ouvrage militant, dont l'adjectif "portatif" souligne qu'il doit être un livre de poche, le Dictionnaire philosophique portatif, conçu comme une sorte de correctif à L'Encyclopédie qu'il trouvait trop "prudente", et surtout peu efficace (trop "grosse", trop lourde, trop chère) diffuse l'essentiel des idées de Voltaire  (qui sont aussi celles des philosophes des Lumières) contre les Eglises, en faveur d'une politique de tolérance religieuse ;  par la même occasion, il est aussi une interrogation sur l'homme et le mal.
Organisé par ordre alphabétique en articles aux formes diverses (lettres, scènes, dialogues, récits), le Dictionnaire...  pose de manière redondante les mêmes questions, ainsi de l'article GUERRE qui ne condamne pas seulement la guerre.




GUERRE


     La famine, la peste et la guerre sont les trois ingrédients les plus fameux de ce bas monde. On peut ranger dans la classe de la famine toutes les mauvaises nourritures où la disette nous force d'avoir recours pour abréger notre vie dans l'espérance de la soutenir.
     On comprend dans la peste toutes les maladies contagieuses, qui sont au nombre de deux ou trois mille. Ces deux présents nous viennent de la Providence. Mais la guerre, qui réunit tous ces dons, nous vient de l'imagination de trois ou quatre cents personnes répandues sur la surface de ce globe sous le nom de princes ou de ministres ; et c'est peut-être pour cette raison que dans plusieurs dédicaces on les appelle les images vivantes de la Divinité.
     Le plus déterminé des flatteurs conviendra sans peine que la guerre traîne toujours à sa suite la peste et la famine, pour peu qu'il ait vu les hôpitaux des armées d'Allemagne, et qu'il ait passé dans quelques villages où il se sera fait quelque grand exploit de guerre.
     C'est sans doute un très bel art que celui qui désole les campagnes, détruit les habitations et fait périr, année commune, quarante mille hommes sur cent mille. Cette invention fut d'abord cultivée par des nations assemblées pour leur bien commun ; par exemple, la diète* des Grecs déclara à la diète de Phrygie et des peuples voisins qu'elle allait partir sur un millier de barques de pêcheurs pour aller les exterminer si elle pouvait.
     Le peuple romain assemblé jugeait qu'il était de son intérêt d'aller se battre avant moisson contre le peuple des Véies, ou contre les Volsques. Et, quelques années après, tous les Romains, étant en colère contre tous les Carthaginois, se battirent longtemps sur mer et sur terre. Il n'en est pas de même aujourd'hui.
     Un généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans, avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d'apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le connaît pas, qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui ; que pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d'hommes qui n'ont rien à faire ni à perdre ; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche, et marche à la gloire.
     Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet** n'en traînèrent à leur suite.
     Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq ou six sous par jour à gagner pour eux s'ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
      Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.
      Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s'unissant et s'attaquant tour à tour ; toutes d'accord en un seul point, celui de faire tout le mal possible.
      Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain. Si un chef n'a eu que le bonheur de faire égorger deux ou trois mille hommes, il n'en remercie point Dieu ; mais lorsqu'il y en a eu environ dix mille d'exterminés par le feu et par le fer, et que, pour comble de grâce, quelque ville a été détruite de fond en comble, alors on chante à quatre parties une chanson assez longue, composée dans une langue inconnue à tous ceux qui ont combattu, et de plus toute farcie de barbarismes. La même chanson sert pour les mariages et pour les naissances, ainsi que pour les meurtres : ce qui n'est pas pardonnable, surtout dans la nation la plus renommée pour les chansons nouvelles. ***
[...]



* une diète (lat. dieta venant de dies = jour et par extension jour d'assemblée): assemblée politique où l'on discute les affaires publiques
** Gengis Khan (Khan — chef — des Mongols, au XIIe siècle, resté célèbre pour avoir étendu son Empire de la Chine à la Volga), Tamerlan (chef de clan turco-mongol, au XIVe siècle, qui conquit une grande partie de l'Orient et de l'extrême-Orient), Bajazet (sultan ottoman du XIVe siècle, à ne pas confondre avec le personnage dont s'inspire la pièce de Racine qui est, lui, un homme du XVIIe siècle, assassiné en 1632). Ces trois personnages  incarnaient dans l'imaginaire français la cruauté et la barbarie.
*** La dernière phrase du paragraphe est une période périphrastique qui désigne le Te-Deum (hymne religieuse qui rend grâce à Dieu) et dont la clausule ironique désigne la France, célèbre par le fait que tout y est supposé finir par des chansons.




Vernet, bataille de Fontenoy

Horace Vernet (1789-1863) - Bataille de Fontenoy (1745), 1828 : le maréchal de Saxe, debout, présente à Louis XV (sur le cheval blanc) les drapeaux pris à l'ennemi. Versailles, Galerie des batailles.
Le représentation picturale des batailles est un genre dans lequel l'exaltation de l'héroïsme domine. Il perdure jusque vers le milieu du XIXe siècle. Vernet en est l'un des derniers représentants.

Goya, les malheurs de la guerre

Francisco Goya (1746-1828) - planche 39 des Désastres de la guerre (série de 82 gravures exécutées entre 1810 et 1820)
La guerre, sous le burin de Goya, ne retient plus l'héroïsme des peintures officielles, mais la "boucherie" qu'incrimine Voltaire.



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