Assassins et poètes, Robert Hans Van Gulik, 1968

coquillage


Avertissement : il est difficile de déterminer la nationalité des oeuvres policières de Van Gulik, lequel écrivait en anglais (quoique Néerlandais), voire en chinois ou en japonais. Elles ont souvent été publiées en Asie avant de l'être en Europe. Sans parler du fait qu'elles ont pour cadre la Chine du début des Tang (618-917) et pour héros, le juge Ti (Di Renjie), un fonctionnaire de l'Empire chinois dont les Annales fournissent la biographie (630-700).
Assassins et poètes a été rédigé en anglais et traduit en français, en 1985, par Anne Krief pour l'UGE, dans la série des "Grands détectives", dirigée par Jean-Claude Zylberstein, pour la collection 10x18.





Van Gulik

Robert van Gulik et un joueur de luth (Guqin), instrument qu'il pratiquait lui-même depuis 1937. La date de la photo est inconnue, mais elle semble prise en Chine et pourrait donc correspondre aux années 1943-45.

l'auteur

     Il est né le  9 août 1910 à Zutphen, dans la province de Gueldre (Pays-Bas), mais en 1915, sa mère et lui rejoignent le père, médecin militaire en poste dans les Indes néerlandaises (Indonésie actuelle). Il y reste jusqu'en 1923 lorsque, son père ayant atteint l'âge de la retraite, la famille rejoint les Pays-Bas. La curiosité linguistique et le goût de l'Asie insufflés par ces années ne le quitteront jamais. Van Gulik maîtrisait le chinois, le sanscrit, le russe, le japonais, le malais sans parler du latin et du grec, ni de l'anglais. Il fait des études de langues orientales et de droit qu'il achève par un doctorat de lettres et philosophie en 1935 à l'université de Leyde, il intègre, comme interprète, le corps diplomatique. Il est affecté au Japon.
Van Gulik va mener, ainsi, de front, une carrière diplomatique qui le conduira jusqu'au poste d'ambassadeur, le dernier qu'il occupe est à Tokyo même où il est nommé en 1965, et une carrière d'érudit orientaliste avec une certaine dilection pour la Chine, qu'il s'agisse de musique, de peinture, ou de juridiction. Son oeuvre, sans doute la plus connue en France, dans ce domaine, est son essai sur La Vie sexuelle dans la Chine ancienne (1961), traduit en français en 1971.
Pendant la Seconde guerre mondiale, comme les autres diplomates, il quitte le Japon. On le retrouve en Afrique, puis à partir de 1943 à Tchong King (Chongqing) dans le Sichuan, capitale alors de la République chinoise. Il y rencontre sa future épouse, ils se marient. Le couple aura quatre enfants. C'est pendant cette période qu'il fait la découverte d'un petit ouvrage anonyme du XVIIIe siècle qu'il traduit du chinois en anglais ; récit en langue vulgaire, relevant de ce que les Chinois appelaient "xiao shuo" (petit livre ou petit dit), autrement dit des récits sans importance. Il expliquera, plus tard, que les conditions de vie interdisant toute entreprise sérieuse de recherche, s'intéresser au romanesque était une manière à la fois de se distraire et de ne pas quitter son domaine de prédilection, la Chine ancienne. Le récit est publié à Tokyo, sous le titre de Dee Goong An, en 1949. C'est le début des aventures du juge Ti (Dee).
Cette plongée dans la littérature policière chinoise, dont la tradition est fort ancienne — dès le XIIe siècle les conteurs en réjouissaient leurs auditeurs dans les rues et sur les marchés — a si bien séduit l'écrivain qu'il est empressé d'en continuer les aventures, écrivant au gré de ses affectations, à Beyrouth, en Malaisie et finalement au Japon, en 1965, comme ambassadeur. Et non content de donner corps et activités à ce personnage exhumé des fins fonds de l'histoire, Van Gulik en a illustré les aventures sur le modèle des gravures anciennes ce qui donne à ses livres un caractère bien spécifique.


Alors qu'il est en poste au Japon, la maladie se manifeste avec assez de virulence pour le conduire à rentrer aux Pays Bas où il arrive en 1967 ; les médecins diagnostiquent un cancer des poumons. Il s'éteint le 24 septembre 1967. Il a mis la dernière main à ce qui devient le dernier de ses romans, Assassins et poètes, et à son livre The Gibbon in China (une étude sur la réalité et l'imaginaire de ces singes dans la culture chinoise au fil du temps) qui paraît à Leyde le jour même de sa mort.




couverture

première de couverture de l'édition de 1985, dessin de Van Gulik "Le juge Ti dans le sanctuaire du renard noir"

Le roman

     Outre la particularité d'être la dernière oeuvre de Van Gulik, Assassins et poètes (Poets and murders, publication posthume, parallèlement en néerlandais et en anglais, 1968) est l'un des plus intéressants de la série à la fois par le contexte dans lequel s'inscrivent les énigmes (trois, comme de coutume), celui de la fête de la mi-automne, mais aussi le monde des croyances populaires associant femmes et renards, et par la qualité des personnages impliqués, tous poètes (sauf le juge, encore que cette affirmation du narrateur doive être tempérée), chacun représentant un des statuts possibles du poète, de la marginalité la plus radicale (le moine itinérant) à la reconnaissance la plus grande (l'Académicien, c'est-à-dire, le membre du Han-Lin —la Forêt des Pinceaux— sorte de conseil privé de l'Empereur) dans cette seconde moitié du VIIe siècle. Ces caractères donnent à ce récit une dimension onirique autant que métaphysique assez inattendue pour un roman policier.
Le récit est construit en 28 chapitres dont le premier joue le rôle de prologue. Chacun de ces chapitres est titré par deux phrases qui rappellent les sentences parallèles avec lesquelles les conteurs chinois attiraient leurs auditeurs. Et il est illustré de gravures dues à la plume de l'auteur.
L'intrigue : comme dans tout roman d'énigme, elle se construit sur des meurtres inexplicables, à première vue, celui d'un jeune étudiant, puis celui d'une danseuse chargée d'animer le dîner offert par le magistrat Lo à ses hôtes, dont il s'agit de découvrir les raisons et les auteurs. La troisième énigme, comme le dit Lo, est toute théorique, puisqu'elle ne concerne ni la juridiction de Lo, ni celle de Ti ; il s'agit de savoir si une femme accusée de meurtre est coupable ou non.
L'enquêteur : le juge Ti, dans une situation inédite. L'action se déroule dans le district de Chin-Houa (lieu imaginaire) dont son ami Lo est le magistrat. Li n'est là que de passage (il est alors en poste à Pou-Yang où il a été nommé, par la grâce de Van Gulik, en 668, il approche donc de la quarantaine), convoqué comme ses collègues par le préfet, lui-même de passage dans cette ville. Le juge Ti est seul, ses assistants sont restés dans son district, il en est donc réduit à ses seules capacités de raisonnement et d'interprétation des indices. L'enquête se déroule sur deux jours, la veille de la fête de la mi-automne et le jour même de celle-ci.
La fête de la mi-automne ou fête de la lune : fête mobile comme toutes les fêtes lunaires, elle a lieu le 15e jour du 8e mois lunaire qui est toujours une période de pleine lune (en 2016, elle a lieu le 12 septembre). Comme la majorité des fêtes, elle donne lieu à des réunions de famille ; à cette occcasion, on offre et on reçoit des "gâteaux de lune " (yue bing). Deux activités : la contemplation de la lune et la promenade sous la lune qui donne lieu à un pique-nique nocturne et pour les lettrés, à des joutes poétiques célébrant la lune. Dans le roman les deux activités sont organisées par le magistrat Lo pour ses hôtes.


Le renard : alors que le renard ne fait pas partie des animaux du zodiaque (12) présidant à la succession des années, il occcupe, dans l'imaginaire chinois, un statut particulier. Il est associé à des idées de longévité mais aussi d'appétit sexuel qui s'y rattachent, comme nombre d'autres animaux liés à la terre (terriers / cavernes) dont ils absorbent ainsi l'énergie vitale. Comme en occident, les renards sont perçus comme des créatures rusées. Une des anecdotes les plus connues (et à laquelle fait allusion le moine dans le roman) raconte que le renard, en passe d'être mangé par le tigre, dit à celui-ci qu'il est le roi des animaux, devant l'incrédulité du tigre, il lui demande de le suivre, et de fait tous les animaux tremblent devant lui. Le tigre est assez sot pour ne pas percevoir que c'est lui que craignent les animaux et s'incline devant le renard, lui laissant la vie sauve. Ce sont aussi des créatures ambivalentes, à la fois protectrices (on leur dédie des autels à partir du VIIe siècle justement, et la résidence princière de Lo en compte un, de même que le personnage de Safran a trouvé refuge dans un sanctuaire qui leur est consacré) et dangereuses. Ils se muent volontiers en jeunes et ravissantes femmes et séduisent, pour le meilleur parfois, pour le pire le plus souvent, des jeunes gens à l'avenir prometteur, ce qui est le point de vue de la servante du marchand de thé sur la mort du jeune étudiant.
Le roman traduit cette ambivalence, non seulement en rapportant les croyances populaires, mais en donnant deux points de vue sans prendre parti, celui du moine taoïste (qui voit au-delà) pour lequel la jeune fille jugée folle est vraiment liée aux renards puisqu'il voit le renard noir qui lui est signe de sa mort, ou de sa transformation, et celui du juge Ti pour lequel il s'agit d'animaux dangereux parce que vecteurs de la rage. Pour le moine, le renard a permis de punir un criminel ; pour le juge, les renards sont responsables de la mort de la jeune fille qu'ils ont contaminée, le reste faisant partie des interprétations fantaisistes de la crédulité populaire.
Mais le dernier mot reste au moine poète : "Ce fut un étrange drame, Ti [...] Un drame humain où les renards eurent leur rôle. Mais nous ne devrions pas considérer toute chose du simple point de vue limité de notre petit univers humain. Il en existe bien d'autres qui le dépassent, Ti. Du point de vue de l'univers des renards, ce fut un drame de renards, où quelques malheureux humains jouèrent un tout petit rôle."



Les poètes : une fois écarté le juge de Ti, "je sais que la poésie n'est pas précisément votre fort" lui dit Lo, tous les autres personnages sont des poètes : le magistrat Lo, amateur au meilleur sens du terme ; son hôte, Chao Fan-Ouen, approchant la soixantaine, ex-président de l' Académie (Han-Lin) ; Chang Lan Po, plus jeune mais guère plus, ancien poète officiel de la Cour ; Lou, le fossoyeur, moine calligraphe ; Yan Lo, nonne et ancienne courtisane accusée de meurtre et en route vers la capitale (Chang An) pour y être jugée. Si les autres personnages sont imaginaires, "types" plus qu'individus, la poétesse a un modèle que signale l'auteur dans sa postface. Il s'agit de Yü Süanki —graphie du roman— (Yu Xuanji, née vers 844 et morte vers 871, un siècle donc après les événements relatés dans le roman). Van Gulik lui consacre  quelques pages dans La Vie sexuelle dans la Chine ancienne (Gallimard, coll. Tel, pp. 223-225) et cite deux de ses poèmes. Dans le roman, il en reprend les données et le poème qu'il lui fait improviser est bien de son autorité.
Ainsi les courtisanes pouvaient être des poètes (mais aussi des danseuses et des musiciennes) renommées, ce qui ne les empêchait pas de rester des marginales, traitées comme telles puisqu'elle est invitée à un banquet où les épouses de Lo ne sauraient paraître. Les deux poètes de cour sont deux variétés d'hommes de pouvoir. Les examens qu'admirait tant Voltaire alimentaient les cadres administratifs de l'Empire et certains, comme Chao Fan-Ouen, pouvaient atteindre des postes où ils bénéficiaient  d'un pouvoir presque absolu. L'arrogance et la fatuité n'étaient pas nécessairement associées à cette réussite, mais elles n'étaient jamais loin. Monté moins haut, Chang Lan Po est, lui, un mélancolique, véritablement soucieux de son oeuvre et peu convaincu de son talent, même s'il a connu son heure de gloire comme Chao. Lo et Chang sont traités avec une certaine aménité car ils sont capables d'admiration. Lo voudrait éditer et commenter les oeuvres de Yan Lo, et Chang admire sans restriction l'oeuvre du moine.
Le plus intéressant est, bien sûr, le moine, laid, obèse, désagréable, mal embouché, son apparence (il ressemble à un crapaud), son indifférence aux bonnes manières, il affirme que son hôte produit des "vers de mirliton", récèlent une véritable sagesse. Adepte du non agir, il se contente d'observer, jugeant, par exemple, que les criminels "s'attrapent tout seuls ! Ils tournent en rond dans des cercles encore plus étroits que les autres, sans pouvoir en sortir jamais."
Lorsqu'il lui est demandé de calligraphier un poème pour le pauvre Lo empétré dans ses problèmes policiers et donc contraint d'abandonner ses hôtes, "Il contempla un bref instant la feuille, puis tendit la main et écrivit deux vers, pratiquement en deux coups de pinceau, aussi vifs et précis qu'un coup de fouet" marque d'une parfaite maîtrise qu'aucun des autres ne saurait atteindre. L'Académicien fait de nouveau preuve de son aveuglement en considérant les vers comme inintéressants, contrairement à Chang Lan Po qui les lit respectueusement : "Nous retournons tous là d'où nous venons / Là où est allée la flamme de la chandelle éteinte." Même Li, supposé ne rien comprendre à la poésie, est touché de la pertinence de la sentence dans le contexte. Le moine qui abuse volontiers de l'alcool est le représentant de ces poètes proches du taoïsme (fort nombreux sous les Tang), ayant préféré une vie d'errance et de solitude à la reconnaissance sociale et dont l'oeuvre, contrairement à celle des poètes officiels, s'est transmise jusqu'à aujourd'hui.



Liang Kai

Immortel,
Liang Kai (début XIIIe siècle), encre sur papier, Musée national du palais, Taïwan.


Lire Assassins et poètes, c'est à la fois jouer le jeu de la détection propre au genre. Le lecteur sera-t-il aussi perspicace que le juge Ti ? découvrira-t-il avant lui les coupables ? Et les raisons qui les ont fait agir ? mais c'est aussi plonger dans un univers à la fois déconcertant et fascinant. Déconcertant, tout l'est dans les comportements, les habitudes, les modes de vie de ces Chinois du Moyen Age (pour nous, le VIIe siècle correspond au haut Moyen Age, il s'en faut presque d'une trentaine d'années avant que Charlemagne prenne le pouvoir) à la fois extrêmement raffinés, voire sophistiqués, en même temps que "barbares", les femmes y sont des objets, achetés, vendus au gré des aléas économiques. Fascinant, parce que malgré cet éloignement dans le temps et l'espace, les interrogations que posent les comportements humains, vanité, arrogance, cruauté, égocentrisme, passion amoureuse, etc. ne sont guère différents au XXIe de ce qu'ils étaient au milieu du XXe dans les mondes de pouvoir que fréquentait Van Gulik, ou sous les Tang, en Chine, au VIIe siècle.


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