Sorcière, Renaissance : Du Bellay,
Ronsard
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Le XVIe siècle, époque que la tradition certifie humaniste et lettrée, redécouvrant les textes de l'antiquité gréco-latine disparus ou oubliés durant plusieurs siècles, prêchant la tolérance, renouvelant les arts (architecure lumineuse des nouveaux châteaux, peinture où brillent Léonard de Vinci et Michel Ange), est aussi le siècle des guerres de religion, le siècle sombre des chasses aux sorcières. Et ce ne sont pas des esprits étroits qui prônent une lutte de tous les instants contre les menées du diable, qui le voient partout, qui s'imaginent être à la veille de la fin des temps. Un juriste comme Jean Bodin (1529-30 / 1596) peut à la fois défendre la tolérance à l'égard des Huguenots et développer dans un long traité, De la démonomanie des sorciers, 1580, un discours halluciné (à nos yeux) sur la présence et le danger de la sorcellerie pour la société toute entière. Une oeuvre qui a été, en son temps, fréquemment rééditée, preuve qu'elle correspondait à une vision du monde assez communément partagée. Mais il n'est pas le seul, des poètes s'emparent du thème, parfois avec une certaine distance et de l'humour, parfois avec une inquiétude réelle et un sérieux vindicatif qui peut étonner un lecteur contemporain. Même s'il est certain que les poètes, ici Ronsard et Du Bellay, jouent avec des motifs qu'ils empruntent, le premier à Horace, le second à Ovide, ce qui permet de comprendre pourquoi le texte de Du Bellay paraît plus léger, Dispas est un personnage de comédie alors que Canidie ne l'est pas, il n'est pas sûr que leurs lecteurs ne les prenaient pas au premier degré, particulièrement Ronsard qui s'est donné la peine de choisir un nom courant de la vie quotidienne, Denise, pour stigmatiser sa sorcière. De même lorsque d'Aubigné dans Les Tragiques (1616) voit dans Catherine de Médicis une sorcière, "une fatale femme" (Chant I, vers 725) qui est une expression que l'on retrouve dans les procès de sorcellerie du temps, et de la pire espèce, il y a, certes, de sa part la volonté de déconsidérer (le mot est faible) l'adversaire en usant à la fois de ce que fournit le discours biblique (en particulier celui de l'Apocalypse, elle est ainsi nommée Jézabel), et le discours de l'antiquité romaine à l'encontre des magiciennes, mais il est vraisemblable que dans l'exaltation religieuse qui est aussi bien celle des Huguenots que des Catholiques, il croit vraiment qu'il s'agit d'une créature diabolique. |
Deux sorcières, Hans Baldung dit Grien (1495-1545), Städtel
Museum
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La première oeuvre
que publie Ronsard (1524-1585), en 1550, est un recueil d'Odes qui comprend 4 livres. Il
publie un cinquième livre en 1552. Si le premier livre est essentiellement occupé par des Odes célébrant de grands personnages de son temps en suivant le modèle de Pindare, poète grec des VIe-Ve siècle av. J.-C., les livres suivants contiennent des pièces moins grandiloquentes, dirions-nous, et souvent dans la continuité d'Horace. Elles font droit à une inspiration plus quotidienne, adresse à des amis, éloge de lieux aimés (La Fontaine Bellerie, II, 9 ; la forêt de Gastine, II, 15), de la dame (ici, Cassandre). Parmi ces sujets quotidiens, la sorcière. C'est l'ode II, 14, intitulée "Contre Denise, sorcière". La question de la sorcellerie est continûment soulevée dans la réalité où tout un chacun croit aux menées diaboliques et où, depuis le XVe siècle, l'Eglise comme l'Etat s'efforcent d'éradiquer, à grands coups de condamnations à mort, ce que ces deux entités jugent de concert être une menace pour la société. Le lecteur y reconnaît certes nombre d'éléments empruntés à Horace qui poursuit de sa vindicte une certaine Canidie dans les Epodes (5, 17 et 18) et dans les Satires (I, 8), mais le discours en est actualisé et contextualisé dans la France du milieu du XVIe siècle, car Ronsard évoque à la fois le personnage, le supplice qui lui a été infligé (le fouet, la marche infamante, demi nue dans le village, suivie de la foule) et que le poète juge bien léger compte tenu de ses capacités néfastes, et l'entourage de la sorcière (le village). |
L'inimitié que je te porte, Passe celle, tant elle est forte, Des agneaux et des loups, Vieille sorcière deshontée Que les bourreaux ont fouëttée Te découpant de coups. Tirant après toy une presse D’hommes et de femmes espesse, Tu monstrois nud le flanc, Et monstrois nud parmy la rue L’estomac, et l’espaule nue Rougissante de sang. Mais la peine fut bien petite, Si l'on balance ton merite : Le Ciel ne devoit pas Pardonner à si lasche teste, Ains il devoit de sa tempeste L’acravanter1 à bas. La Terre, mere encor' pleurante Des Geans la mort violante, Bruslez du feu des cieux, (Te laschant de son ventre à peine) T’engendra, vieille, pour la haine Qu’elle portait aux dieux2. Tu sçais que vaut mixtionnée La drogue qui nous est donnée Des païs chaleureux, Et en quel mois, en quelles heures, Les fleurs des femmes sont meilleures Au breuvage amoureux. Nulle herbe, soit-elle aux montagnes, Ou soit venimeuse aux campagnes, Tes yeux sorciers ne fuit, Que tu as mille fois coupée D’une serpe d’airain courbée, Béant contre la nuit. Le soir, quand la Lune fouette Ses chevaux par la nuict muette, Pleine de rage alors, Voilant ta furieuse teste De la peau d’une estrange beste, Tu t’eslances dehors. Au seul souffler de son haleine Les chiens, effroyez, par la plaine Aiguisent leurs abois ; Les fleuves contremont reculent ; Les loups effroyablement hullent Apres toi par les bois. |
Adonc, par les lieux solitaires Et par l’horreur des cimetaires Où tu hantes le plus, Au son des vers que tu murmures, Les corps palles tu des-emmures De leurs tombeaux reclus. Vestant de l’un l’image vaine Tu viens donner horreur et peine Apparaissant ainsi3 A la veufve qui se tourmente, Ou à la mere qui lamente Sa fille morte aussi.3* Tu fais que la Lune enchantée Marche par l’air toute argentée, Luy dardant d’icy bas Telle couleur aux joues palles, Que le son de mille cymbales Ne divertirait pas. Tu es la frayeur du village : Chacun, craignant ton sorcelage, Te ferme sa maison, Tremblant de peur que tu ne taches Ses boeufs, ses moutons et ses vaches Du jus de ta poison. J’ay veu souvent ton oeil senestre, Trois fois regardant de loin paistre La guide du troupeau, L’ensorceler de telle sorte, Que tost apres je la vy morte Et les vers sur la peau. Bien que Médée fut cruelle 3** Tant comme toy ne le fut elle 3*** : Ses venins ont servy, Reverdissant d’Eson l’escorce : Au contraire, tu m’as par force Mon beau printemps ravy. Dieux ! si là haut pitié demeure, Pour récompense, qu’elle meure, Et ses os diffamez Privez d’honneur de sépulture, Soient des oiseaux goulus pasture, Et des chiens affamez. Ronsard, Pierre de (1524-1585). Oeuvres complètes de P. de Ronsard (Nouvelle édition, publiée sur les textes les plus anciens avec les variantes et des notes). 1857-1867 |
Dans le panneau gauche du triptyque, dans le ciel, un couple se déplace sur un poisson volant (en route vers le sabbat ?) L'homme porte au bout d'une gaule un panier avec un feu. Si lanterne il y a, elle n'éclaire rien. 1. acravanter < cravanter , issu du lat. pop. *crepantare : 1° briser, écraser. 2° abattre, détruire. 2. Cette quatrième strophe fait de l'origine de la sorcière, une vengeance de la Terre (Gaïa) contre les Olympiens qui ont vaincu les Géants, après les Titans, ses premiers enfants. 3. variantes de 1550 : "barbotant un sort" 3* "Son seul heritier mort" 3** "Comme toy, Medée exécrable" 3 ***" Fut bien quelquefois profitable" : rappelle l'épisode du rajeunissement du père de Jason, Aeson. ___________________________ COMMENTAIRE : Le poète décrit la "sorcière" dans une situation qui n'était pas exceptionnelle à son époque, fouettée en place publique, couverte de sang, les vêtements en lambeaux et entourée d'une foule qui n'est caractérisée que par le nombre ("presse" "espesse"), mais dont il est vraisemblable que toute empathie était absente. Il ne donne d'autre raison à ce jugement que son statut de "vieille sorcière déshontée", sans doute aussi la peur que l'on a d'elle "Tu es la frayeur du village". Il fait remonter l'origine de la sorcière (strophe 4) à une volonté de vengeance de la terre qui a vu emprisonner ses premiers enfants (les Titans) puis massacrer les seconds (Les géants) par Zeus et les Olympiens. C'est en somme, interpréter la discordance que Lucain trouvait dans les activités magiques qui ne pouvaient que déplaire aux dieux et qui, pourtant, leur imposaient Leurs lois. Les strophes suivantes reprennent les savoirs imputés aux magiciennes de l'antiquité : confection de poisons, utilisation des herbes, vols ou courses nocturnes, influence sur la nature, invocation des morts "les corps pâles tu désemmures" (nécromancie) et cette activité, propre aux sorcières modernes: provoquer les maladies du bétail (2 strophes), la sorcière jetant le "mauvais oeil" (oeil senestre = oeil gauche, le mot "senestre" donnant "sinistre" en français) avec action magique, "trois fois", pour condamner la plus belle bête du troupeau "la guide". L'instantanéité prouvant l'action magique : "tôt après", en trois vers l'animal est déjà entré en putréfaction. Retrouvant l'inspiration horatienne dans l'avant-dernière strophe, le poète accuse la sorcière de l'avoir affaibli à l'encontre de ce que Médée avait fait pour le père de Jason. La malédiction finale se lit chez tous les latins, Horace, mais aussi Ovide ou Properce. |
Joachim Du Bellay
est l'exact contemporain de Ronsard et, comme lui, nourri de
littérature gréco-latine. De son séjour à Rome, dans la suite de son
cousin Jean Du Bellay, le poète ramène Les Regrets (191 sonnets, 1558),
mais aussi Les Antiquités de Rome
(32 sonnets, 1558) mais encore
les pièces qui composent Les Divers
jeux rustiques (dont le privilège
est de 1557) . Le recueil est dédié à Jean du Thier, seigneur de
Beauregard, secrétaire d'Etat de Henri II. Dans sa préface, Du Bellay insiste sur le "jeu", il y a donc ici, moins invective ou dénonciation que jeu intertextuel avec les auteurs de l'antiquité, qu'il s'agisse d'Ovide (L'Art d'aimer ou Les Amours) ou d'Horace. Sa sorcière n'a pas de nom propre, et comme la Dipsas d'Ovide, elle joue surtout son rôle dans la comédie amoureuse. Le titre en est d'ailleurs "Contre une vieille" et elle s'inscrit dans une veine satirique plus que dans une dénonciation de la sorcellerie. |
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Contre une vieille
Vieille plus vieille que le monde, Vieille plus que l'ordure immonde, Vieille plus que la fièvre blême; Et plus morte que la mort même ; Plus que la fureur furieuse, Et plus que l'envie envieuse. Tu es une attise-querelle, Tu es sorcière et maquerelle, Tu es hypocrite et bigotte, Et toujours ta bouche marmotte Je ne sais quoi. Tu es, au reste, Plus dangereuse que la peste. Pour blesser une renommée Avec ta langue envenimée, Pour diffamer tout un lignage, Pour troubler tout un voisinage; Un royaume, une seigneurie, Il ne faut point d'autre furie. Et toutefois, vieille Gorgone, Toutefois, vieille Tysiphone1, Tu oses bien porter envie, Au doux passe-temps de ma vie, Et n'as honte , vieille prêtresse, de T'accoster de ma maîtresse. Toujours, vieille, tu la conseilles, Toujours lui souffles aux oreilles Quelque charme, pour en son âme Eteindre l'amoureuse flamme, Et pour empêcher, que la belle Ne m'aime, comme je fais elle. Tu lui proposes l'infamie D'une fausse langue ennemie, La honte de son parentage, La perte de son mariage, Et mille autres maux qui arrivent A celles qui l'amour ensuivent. Puis usant d'une autre finesse, Tu viens à blâmer la jeunesse, Et lui dis de nous autres hommes, Que pour la plus grand part nous sommes En amour de léger courage, Mais les plus jeunes davantage. Lors tu mets en jeu quelque moine, Ou quelque monsieur le chanoine, Qui a force ducats en bourse, Où il y a plus de ressource Qu'en ces prodigues de gambades, Qui ne donnent que des aubades. Ainsi, avecque mille ruses, La simplicité tu abuses De ces pauvres filles craintives : Mais celles qui sont plus rétives A tes dévotes remontrances, Plus horriblement tu les tances. Tu les menace d'une mère, D'un frère, d'un oncle, d'un père, Si les pauvrettes n'abandonnent Ces amoureux qui rien ne donnent Et puis s'en vantent pas la ville S'ils trouvent quelque mal-habile. |
Tu leur dis qu'elles sont charmées Et qu'elles ne sont point aimées, Semant dedans leur fantaisie Une graine de jalousie Qui empoisonne les pensées De ces chétives insensées. Tu dis que tu sais la manière De rendre une âme prisonnière, Ou de la rendre déliée S'il lui fâche d'être oubliée ; Et que pour montrer ta science Tu en feras l'expérience. Et vraiment, vieille enchanteresse, J'aperçois bien que ma maîtresse Ne me fait plus si bonne chère Qu'elle soulait, et que légère Elle retire sa pensée De qui ne l'a point offensée. Mais je ne m'en donne merveille, Vu que tu es la nonpareille En toutes manières de charmes, Et que souvent de telles armes Tu as gâté mainte famille Et séduit mainte pauvre fille. Tu peux détourner en arrière Du ciel la course coutumière, Tu peux ensanglanter la lune, Tu peux tirer sous la nuit brune Les ombres de leur sépulture, Et faire force à la nature. Tu peux faire, si bon te semble, Que sous tes pieds la terre tremble, Que les fleuves contre leur source Tournent la bride de leur course, Et que les arbres des montagnes Descendent aux bas des campagnes. Ores tu marches solitaire Parmi l'horreur d'un cimetière, Or' autour d'une croix celée, Tu guides tout échevelée Le bal que la sorcière mène, Le dernier jour de la semaine. Par toi les vignes sont gelées, Par toi les plaines sont grélées, Par toi les arbres se démentent, par toi les laboureurs lamentent Leurs bleds pardus, et par toi pleurent Les bergers, leurs troupeaux qui meurent. Tu peux faire tout ce dommage, Tu peux encore davantage. Mais pour éteindre dans une âme, L'ardeur d'une amoureuse flamme, Tu n'as recette plus certaine Que ton regard et ton haleine. |
Enluminure du Champion des dames, Martin Le Franc, 1451, BnF Manuscrit (MS Fr. 12476), folio 106 ; deux "Vaudoises", comme dit le surtitre, à cheval sur un balai et sur un bâton, moyen de locomotion obligé pour se rendre au sabbat. Les adeptes, ou supposés tels, de Pierre Valdo, sont assimilés à la "secte" des sorciers. 1. Gorgone : nom de trois divinités dont une, Méduse, était mortelle ; Thysiphone: l'une des trois Erynies, les autres sont Mégère et Alecto ; les écrivains latins la font invoquer dans les activités des magiciennes. Les deux noms renvoient ici à un univers de la laideur et de l'effroi. __________________ COMMENTAIRE Les dix neuf sizains du poème (octosyllabes à rimes plates) relèvent de la veine satirique. La "vieille" est d'abord vieille (le terme est repris six fois), c'est-à-dire une femme dépossédée de sa féminité et qui s'en venge, en quelque sorte, en poussant les jeunes à la prostitution, ce qui est aussi, pour elle, une manière de gagner sa vie. La "sorcière" n'entre en jeu que lorsqu'il s'agit de comprendre comment la jeune femme se laisse tenter : "tu es la nonpareille / En toutes manières de charmes", d'où suivent les strophes qui soulignent cette toute puissance en reprenant les accusations traditionnelles héritées de la littérature gréco-latine et en y ajoutant les nouvelles caractéristiques que les démonologues et les théologiens, à partir du XVe, ont "découvertes" : le "sabbat" : "Tu guides toute échevelée / Le bal que la sorcière mène / le dernier jour de la semaine." et les accusations villageoises les plus courantes : mauvaises récoltes ou épizooties (avant dernière strophe). Ces cinq strophes accumulant les méfaits ne prennent vraiment leur sens que d'être "dégonflés" par la chute de la dernière strophe : un regard et l'haleine de la vieille suffisent à tuer tout désir. La seule vraie magie est bien celle de la vieillesse, en quoi la dernière strophe rejoint les trois premières qui faisaient de la magie une activité de médisance : "attise-querelle", "langue envenimée", dont la tradition fait l'activité préférée des vieilles femmes. Daumier se sert du stéréotype encore au milieu du XIXe siècle. Du Bellay suit d'assez près, y compris dans l'humour, la huitième élégie du premier livre des Amours. Le terme "sorcière" désigne moins une réalité qu'il ne fonctionne comme insulte connotant vieillesse et méchanceté, ou plus simplement, manifestant les sentiments de rejet du locuteur à l'encontre de la personne incriminée. |