19 juillet 1799 : Sophie
Rostopchine,
comtesse de Ségur
|
|
Portrait de la jeune Sophie Rostopchine, 1823, Orest Adamovich Kiprensky (1782-1836), Musée Carnavalet. Un portrait qui n'est pas sans évoquer celui de l'héroïne d'Après la pluie, le beau temps, Geneviève, à 18 ans, décrite par son oncle : "enfin dans toute sa personne il y a un charme, une grâce, une élégance qui en font une des plus charmantes femmes que j’aie jamais vues." |
Une jeunesse russeSophie Fedorovna Rostopchine naît à Saint-Pétersbourg le 19 juillet (calendrier julien), ce qui correspond au 1er août du calendrier actuel (calendrier grégorien). Elle est le troisième enfant de ses parents, Theodore Vassilievitch Rostopchine (1763-1826) surnommé Fiodor, et Catherine Protassov (1776-1859). Le couple aura sept enfants dont deux morts en bas âge. Le père est gentilhomme de la chambre auprès du grand duc Paul, devenu empereur de Russie en 1796. Il sera le parrain de Sophie. Mais la petite fille grandit dans la propriété de Vorovno ; ensuite, comme c'était souvent le cas dans les familles de l'aristocratie, ce seront les hivers à Moscou, les étés à Vorovno. A quatre ans, l'enfant parle français et russe et commence à apprendre l'allemand et l'anglais (d'autres témoignages parlent d'italien). Cela n'a rien d'exceptionnel dans son milieu. Son père prétend qu'à 5 ans, elle inventait des histoires, mais il s'empressait d'ajouter "auxquelles personne ne comprend rien".A Moscou, Catherine Protassov va découvrir le catholicisme et se convertir, en 1806 ; elle n'aura de cesse d'entraîner ses trois filles à abandonner la religion orthodoxe, ce qui irrite profondément son mari lorsqu'elle finit par avouer sa conversion, choix dont il faut dire qu'il était fort mal vu des autorités. Le personnage semble avoir été quelque peu étrange, d'un mysticisme exalté, élevant ses filles à la dure, s'efforçant de les tenir à l'écart du luxe, voire du simple confort, tout en menant la vie des aristocrates russes, grands propriétaires terriens, autrement dit servis par des centaines de serfs, entourés d'une armée de domestiques. En 1809, Fiodor Rostopchine est nommé grand chambellan et la famille retourne vivre à Saint-Pétersbourg. Et en 1812, il est nommé gouverneur de Moscou. La famille déménage de nouveau. Rostopchine est très occupé par la défense de la ville et, en septembre 1812, il envoie femme et enfants s'installer à Vorovno. On lui attribue l'incendie de Moscou, ce qui le fera, plus tard, fort bien accueillir par la société de la Restauration, en France. Bien qu'il s'en défendît ensuite, il semble bien que ce soit exact, ne fait-il pas mettre le feu à Vorovno, en octobre ? La politique de la terre brûlée, de fait, va porter un coup définitif aux ambitions napoléonniennes. Chateaubriand, dans les Mémoires d'Outre-tombe (III, I, 3, 4), en trace un portrait en demi-teinte : "On a vu à Paris le comte Rostopchine, homme instruit et spirituel : dans ses écrits, la pensée se cache sous une certaine bouffonnerie : espèce de barbare policé, de poète ironique, dépravé même, capable de généreuses dispositions, tout en méprisant les peuples et les rois : les églises gothiques admettent dans leur grandeur des décorations grotesques", il ne l'en crédite pas moins de l'incendie sous une forme très élogieuse "L'incendie de Moscou restera une résolution héorïque qui sauva l'indépendance d'un peuple..." (GF, tome 2, édition Levaillant, 1982) Pour se faire une idée de l'esprit de Rostopchine, on peut lire "Mes mémoires en dix minutes"(p. 16) qu'Olga de Pitray insère dans le livre qu'elle consacre à sa mère, Ma chère maman (1891) De retour à Moscou, en novembre 1812, la famille n'a pas fini d'affronter diverses difficultés. Les Moscovites n'ont, on s'en doute, pas beaucoup apprécié la décision de Rostopchine, et on le lui fera sentir. En fait, à partir de 1814, il passe une grande partie de son temps à l'étranger, avant de prendre la décision de s'exiler pour de bon en 1816. C'est au cours d'une de ses absences que Catherine Protassov, entre menaces et promesses, finit par obtenir de Sophie sa conversion au catholicisme. Finalement, en 1817, Catherine Protassov rejoint son mari à Paris, en compagnie de son fils aîné et de ses deux grandes filles, Natalie et Sophie. Tout ce monde s'intalle à l'hôtel Ney, avenue Gabriel, que le comte vient d'acquérir. Sophie en retournera jamais en Russie. |
Paris n'est pas longtemps une fête
Les jeunes filles Rostopchine (Natalie
et
Sophie) sont reçues dans les meilleurs salons, visitent la ville,
fréquentent les théâtres, les salles de concert et les bals, en
compagnie de leur père. Elles ne vont pas tarder à se marier. Dans
cette classe sociale et à cette époque, il n'est guère d'autre avenir
pour une jeune personne. En
juillet 1819, Sophie a 20 ans et épouse Eugène de Ségur (il en a 21).
La famille de Ségur est certes honorable mais peu fortunée. Et la
fortune de Sophie, pour des raisons de mauvaise gestion de Fiodor, ne
sera jamais vraiment au rendez-vous ce qui ne facilitera pas les
rapports de la jeune femme avec sa belle-mère, et peut-être, par contre
coup, avec son mari.. |
Le château des Nouettes, dans l'Orne, à 7 km de la ville de L'Aigle. En août 1821, Fiodor écrit à un de ses amis "Elle [Sophie] en est enchantée et, comme elle aime la campagne, elle s'y trouve bien heureuse et se promène avec son enfant et son mari, dans son bois, où il y a beaucoup de bouleaux qui lui rappellent la Russie." |
|||
Sa famille a regagné la Russie en 1823, sa jeune soeur Lise
est morte de phtisie en 1824, elle avait dix sept ans et, en 1826,
c'est
son père qui meurt à son tour. Plus tard, ses enfants voudront voir
dans les maternités de Sophie une compensation à sa solitude. On peut en
douter quelque peu. Elle a aimé ses enfants, plus encore ses petits
enfants, mais ses divers maux ne plaident guère en faveur d'une vie
épanouie. Pourtant, le temps passe. En 1830, à la mort de son grand-père, Eugène de Ségur se voit propulsé chef de famille et pair de France. En 1843, Gaston, le fils bien-aimé, annonce sa décision de devenir prêtre. Sophie en est désespérée. Il sera ordonné en 1847 et, en 1852, sera nommé auditeur de rote à Rome où Sophie, accompagnée de ses filles, ira lui rendre visite. C'est durant ce séjour de six mois qu'elle fait la connaissance de Louis Veuillot (1813-1883). Il semble bien que sous l'influence de son fils et de l'entourage de ce dernier, son catholicisme se fasse plus rigoriste. S'en remettre à Dieu, se soumettre aux aléas de la vie (et ses romans vont enfoncer le clou à tour de volumes), quand on ne voit pas d'autre issue, c'est toujours une solution. En tous cas, c'est ce qu'elle a trouvé pour elle. Autre événement qui a son importance dans cette trajectoire, en 1854, Eugène est nommé directeur de la Société des chemins de fer de l'Est. |
|
Photographie Emile Carjat, vers 1870
|
Ecrire, dit-elle !
La comtesse de Ségur, dans sa propriété
des Nouettes, a vu grandir ses
enfants, les a vus s'éloigner, se marier, Olga, la dernière, se marie
en 1857. Progressivement, de nouveaux enfants viennent enchanter la
propriété, ses petits-enfants (en 1856, ils sont déjà sept).
Grand-mère,
Sophie devient conteuse (ce qu'elle avait sans doute déjà été pour ses
propres enfants). Le hasard et la nécessité, sans doute. Des histoires
courent. Ce serait Louis Veuillot qui aurait proposé à Hachette les
oeuvres de la comtesse, ce qui est peu probable, compte-tenu que
Hachette n'est pas son éditeur ; autre version, ce serait Eugène
avec qui Hachette était en négociation pour obtenir la concession des
bibliothèques de gare qui aurait imposé Sophie. Il est vrai qu'elle
venait de publier, à compte d'auteur, une petite brochure, La Santé des enfants,
en 1855. Quel que soit l'intermédiaire, Hachette prend Sophie dans son
écurie et fait une excellente affaire, tellement bonne que les livres illustrés pour enfants vont devenir une collection, la Bibliothèque rose, dont elle sera l'auteur vedette. Les premiers échanges
épistolaires avec l'éditeur datent de 1855 et, visiblement, le contrat
a été passé avant même l'existence d'un premier livre. Ce sera les Nouveaux contes de fée,
qu'elle se proposait d'intituler "Cinq contes" (lettre du 1/9/1856),
refusant avec la dernière énergie les "Contes à mes petits-enfants" que
proposait l'éditeur. |
||
illustration d'Horace Castelli (1825-1889) pour Les Malheurs de Sophie. |
Bien
sûr, sur ces vingt romans, certains, dans leur moralisme chrétien
parfois outrancier, sont plus ennuyeux que d'autres, mais la plume de
la comtesse est le plus souvent alerte et amusante. Elle possède un sens aigu de la
caricature, parfois cruelle, ainsi du personnage brutal et hypocrite de
madame Papofski (Le Général Dourakine, 1863) ou de la terrible belle-mère de Sophie, madame Fichini (Les Malheurs de Sophie,
1858) qui ne se déplace qu'armée de verges, mais quelquefois attendrie,
ainsi de Cunégonde Primerose, "une grosse petite dame d’environ trente
ans, laide, couturée de petite vérole, mais avec une physionomie
aimable et bonne qui la rendait agréable", indiscrète et bavarde (Après la pluie le beau temps,
1871) elle se révèle progressivement lucide, fine analyste des
comportements humains, généreuse, tout autant que cultivée, ou du
général Dourakine (se souvenir que "dourak", en russe, signifie
"idiot" comme le rappelle le général lui-même "Je m’appelle Dourakine, sot nom, puisqu’en russe dourake veut dire sot.", L'Auberge de l'Ange Gardien),
lui aussi fort bruyant, impulsif au point d'en être parfois dangereux,
ses colères sont dévastatrices, mais tout aussi généreux et
attendrissant dans sa mauvaise foi. L'univers de la comtesse a, certes, un côté profondément daté, mais par là-même exotique. Le monde qu'elle met en scène est un univers dont on se dit qu'il était déjà dépassé quand elle publiait, mais qui, sans doute, en raison de cela, était un univers rassurant où toute chose était à sa place : les pauvres avec les pauvres, bien "respectueux", sachant rester à leur place et pour cela "récompensés" par la bonté des maîtres, ou finissant fort mal sous la poigne des gendarmes ; les "maîtres", tels non en raison de leur richesse (encore que...) mais en raison d'une manière d'élection, en somme, ils sont maîtres de "droit divin", à charge pour eux de se montrer charitables avec les démunis et de leur reconnaître le statut de "frères" en Dieu, naturellement, pas question d'en faire une réalité concrète. Ainsi, l'incipit de La Soeur de Gribouille (1862) est-il "La Femme Thibault était étendue sur son lit..." ; il s'agit d'une femme pauvre, vivant de son travail et de celui de sa fille (elles sont couturières), des femmes, certes, méritantes, mais ne pouvant bénéfiicer d'aucune marque de politesse, le narrateur les traite comme le ferait un tribunal. Moyennant quoi, tout le monde est heureux, dans ce joyeux petit monde où les enfants sont rois. |
|||
Car, ce que l'on apprécie, sans doute, le plus, dans les récits de la
comtesse, ce sont ses personnages d'enfants dont Sophie est
emblématique. Ses trois premiers romans (Les Petites filles modèles, Les Malheurs de Sophie, Les Vacances), tous publiés en 1858, racontent essentiellement les aventures et mésaventures d'enfants très jeunes. Dans Les Malheurs de Sophie,
la petite héroïne a 4 ans et son goût de la découverte, sa curiosité,
son imagination lui font faire ce que les adultes considèrent comme des
sottises, dans la mesure où cela finit souvent mal pour elle, mais le
lecteur ne peut s'empêcher de sympathiser avec son énergie, sa volonté
de savoir, son indépendance aussi qui ne va pas sans courage. De fait,
les enfants de la comtesse, même les petites filles modèles, sont des
enfants "vivants", disant tout haut, le plus souvent, ce que les
adultes ne diraient qu'à voix basse, dénonçant la sottise et la
méchanceté, et pour cela il n'est pas nécessaire d'être un peu simplet
comme Gribouille. La petite Marguerite de Rosbourg n'est pas la
dernière à se manifester. Sophie Rostopchine "écoute" les enfants avec attention, et certes, elle reste prisonnière de son époque et de sa classe, d'autant plus que Gaston de Ségur y veille, mais cela ne l'empêche pas de voir qu'entre petites filles et petits garçons la différence est surtout culturelle, que l'éducation est le grand mot, qu'abandonner un enfant à lui-même, ou le maltraiter (qui pis est), ou au contraire le surprotéger aboutit au même résultat désastreux, par exemple, Cochonnet dans L'Auberge de l'Ange gardien, enfant maltraité, ou la détestable Giselle de Quel amour d'enfant (1867), trop et mal aimée. Amusants et attendrissants, les enfants peuvent aussi se montrer cruels les uns envers les autres, volontairement ou non, mais la vie aussi est cruelle et les accidents, parfois mortels, ne les épargnent pas. Quant aux adultes, ils ne sont pas toujours ce que l'on pourrait en attendre. Le monde de la comtesse, en dépit de la collection, est loin d'être rose, à tel point qu'elle a parfois été taxée de "sadique", adjectif quelque peu excessif. Dans tous les cas, les narrateurs des diverses histoires n'oublient pas que les lecteurs veulent toujours savoir ce que deviennent leurs personnages et les romans de la comtesse se terminent toujours sur un aperçu rapide de leur avenir, ainsi, à la fin des Vacances apprend-on que Sophie se marie, à 20 ans, avec Jean de Rugès, que Marguerite épouse Paul, que Léon fait une belle carrière de militaire et que les malheureux Tourne-boule finissent aussi mal qu'ils ont commencé. Peut-être, aussi, le grand talent de la comtesse consiste-t-il à construire un univers littéraire à la fois intemporel, châteaux, campagnes, villages, paraissent appartenir à un univers immuable, le plus souvent dominé par les femmes et les enfants, où les hommes ont peu de place, un monde fait de forêts parfois inquiétantes (il y rôde des loups ou des personnages réellement, ou en apparence, peu recommandables) mais le plus souvent terrains de plaisir où domine la cueillette des fraises des bois, des fermes où l'on dévore avec joie de la crème et des tartines beurrées, des parcs où l'on cultive de petits jardins où abondent les fleurs, un monde fait des goûters, de pique-nique, de jeux divers, dont celui de cache-cache n'est pas le moindre, et dans le même temps inscrit dans un contexte historique précis où la guerre en Algérie permet les actes de bravoure, où l'armée française va de prouesses en prouesses, entre guerre de Crimée (L'Auberge de l'Ange gardien, 1863) où le zouave Moutier sauve et fait prisonnier le général Dourakine, et celle menée contre les patriotes italiens au profit de la papauté (Mentana, 1867). Sans parler des idées parfois, à nos yeux, farfelues, de la comtesse en matière de médecine ou de détails de la vie quotidienne surprenants pour nous comme la guerre menée contre les hérissons. |
En savoir plus sur les bibliothèques de gare, " Les bibliothèques de gare, un nouveau réseau pour le livre", Elisabeth Parinet, Romantisme, 1993 ; plus synthétique, un article du Blog de Gallica, Sophie Bros, 27 janvier 2022. Les livres de la comtesse sont accessibles sur la bibliothèque électronique du Québec ou sur Gallica. A écouter : "L'étrange modernité de la comtesse de Ségur", Concordance des temps, France culture, Jean-Noël Jeanneney et Laurent Theis, 30 mai 2020 (rediffusion d'une émission du 6 septembre 2014). A lire : "La comédie humaine de l'enfance", Paule Constant. A consulter : une bibliographie sur l'oeuvre et l'auteur. |