Le Parfum, Patrick Süskind, 1985 / 1986

coquillage



livre de poche 1995

Première de couverture de l'édition du roman en livre de poche, 1995.
Illustration : détail d'un tableau de Watteau (1684-1721), Jupiter et Antiope, parfois intitulé Nymphe et satyre, peint probablement entre 1714 et 1719. Elle est le choix de l'éditeur allemand.

Le roman publié en 1985, en Allemagne, sous le titre Das Perfume. Die Geschichte eines Mörders (Le Parfum. L'histoire d'un meurtrier) eut un succès immédiat. Il a été aussitôt traduit dans diverses langues dont le français ; la traduction en est due à Bernard Lortholary. Si l'on en croit Jeffrey Adams, un tel engouement ne s'était pas vu depuis les Buddenbrooks de Thomas Mann (1901) et A l'ouest rien de nouveau d'Erich Maria Remarque (1929).
Le roman a figuré les neuf années suivant sa parution sur la liste des bestsellers établie par l'hebdomadaire Der Spiegel.
En 2006, un cinéaste allemand, Tom Tykwer, qui a aussi participé à la rédaction du scénario, en tire un film ; c'est dire que Le Parfum... est, d'une certaine manière, devenu un classique.

L'auteur

On sait peu de choses de lui. Il semble fort soucieux de sa vie privée, ce qui est bien agréable en ces temps d'exhibitionnisme exalté. Peu d'interviews, pas de déclarations, une oeuvre rare à laquelle ce silence sur lui-même laisse toute la place.
Il est né le 26 mars 1949, en Bavière. Son père, Wilhelm Emmanuel Süskind (1901-1970), était journaliste, écrivain et traducteur, entre autres de Tania Blixen (que les Français connaissent sous le nom de Karen Blixen). Son frère aîné, Martin (1944-2009), était aussi journaliste et écrivain.
Patrick Süskind a étudié l'histoire et la littérature à Munich puis à Aix-en-Provence avant de gagner sa vie en écrivant des scénarios de téléfilms.
Son premier succès est un monologue de théâtre, La Contrebasse (1981, traduit en français en 1989). Après Le Parfum, vient Le Pigeon (traduit en 1987), quelques nouvelles et un essai Sur l'amour et la mort, en 2006.
Il semble partager sa vie entre la Bavière et le sud de la France, non loin de Carcassonne.

Le roman

Il raconte l'histoire hors du commun de Jean-Baptiste Grenouille dont la sensibilité olfactive est exceptionnelle et qui, en contrepartie, est totalement dépourvu d'odeur corporelle propre.
C'est la première gageure du romancier : construire un univers dont l'appréhension passe par le sens le plus subjectif qui soit, le rendre sensible à son lecteur alors que, comme le fait remarquer Chantal Jaquet, le vocabulaire est fort maigre quand il s'agit de caractériser les odeurs distribuées en deux groupes opposés, "ça sent bon" ou "ça sent mauvais", avec, souvent, un arrière-plan moral, ou identifiées par leur provenance. Quant aux nuances, elles n'ont guère de subtilités que pour les professionnels. Or, faire partager l'expérience du personnage, faire comprendre son comportement, c'est permettre au lecteur d'accéder à cette particulière expérience du monde qui est celle d'un être humain dont un des sens, l'odorat, est hypertrophié. Jean-Baptiste Grenouille n'a qu'une acuité visuelle limitée, une ouïe peu développée, un tact atrophié (ce que prouve son travail dans une tannerie), et un goût lui-même peu développé ; alors qu'il apprend à préférer certaines odeurs à d'autres, ce qu'il met dans sa bouche ne semble guère avoir d'importance, ce qui surprend un peu, compte-tenu des liens étroits de l'odorat et du goût.


Le pari était d'autant plus risqué que la seconde moitié du XXe siècle a joué sa partie dans la volonté d'éradiquer les odeurs, en particulier les odeurs corporelles. Mais il est tenu et gagné. Ce monde regorgeant d'odeurs, agréables ou répugnantes, est fascinant et contribue à rendre son lecteur plus sensible aux multiples odeurs dans lesquelles il vit et se déplace, et auxquelles, sauf occasions particulières, plaisir ou déplaisir fortement ressentis, ou découvertes liées à la nouveauté, il ne prête qu'une médiocre attention.



Premières impressions

Le titre et son sous-titre, Le Parfum. Histoire d'un meurtrier, fonctionnent comme un insidieux paradoxe puisque les connotations de "parfum" et de "meurtrier" suggèrent une contradiction, donc un mystère. En effet, le parfum, élément de luxe, d'élégance, voire de distinction, volontiers associé à l'inneffable, au léger, ne semble guère s'accorder au mot "meurtrier", évocateur de violence, de pesanteur, de puanteur, puisque meurtrier appelle crime et crime appelle cadavre, donc putréfaction.
Pourtant, le lecteur, français en particulier, se souvient qu'il y a eu au moins un roman policier qui usa du parfum dans son titre ; Gaston Leroux, en 1908, avec Le Parfum de la dame en noir, associait bien, quoique de manière plus conventionnelle, parfum et crime. Ce n'est que la première des nombreuses réminiscences, évanescentes comme des parfums justement, que le récit va soulever. Des souvenirs de lecture flottent dans le texte, mais sans jamais s'ancrer vraiment, sans susciter de dialogue à proprement parler, juste une impression de "déjà-vu" plaisant, le rendant dans le même mouvement aussi étrange que familier.
Dès le premier chapitre, le lecteur ne peut s'empêcher de penser au savant essai d'Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille (1967), étudiant les transformations des sensiblités olfactives au XVIIIe siècle. N'y cite-t-il pas Pierre Chauvet, Essai sur la propreté de Paris, 1797, lequel déclarait Paris "le centre de la puanteur" ? A quoi ne contredisait pas Louis-Sébastien Mercier. Ainsi la mise en place du roman paraît-elle être une amplification de cette exclamation.
La naissance du personnage au milieu du marché, à un étal de poissonnière à côté du cimetière des Innocents, en plein été, saison exacerbant la décomposition et les effluves subséquents,  évoque le souvenir du Ventre de Paris (Zola, 1873) lequel fait une large place aux odeurs, en particulier aux odeurs fortes (de la marée, des fromages, du gibier).  Mais bien sûr peu, sinon pas, de rapports entre les deux. Encore que Grenouille puisse apparaître comme l'inverse, en somme, de Marjolin, enfant trouvé, lui, sous un chou, presque au même emplacement, être de pulsion lui aussi. Mais le personnage de Zola est un personnage dont la beauté éclate et dont le corps tout entier participe à sa sensualité ; elle est à fleur de peau, tournée vers l'extérieur, marquée par l'échange, alors que la sensibilité olfactive de Grenouille n'est tournée que vers lui-même, et que sa laideur s'accentue au fil de sa croissance en raisons des maladies et des accidents auxquels il survit.






le cimetière des Innocents

Fédor Hoffbauer (1839-1922), Cimetière et église des Innocents, 1750. Musée Carnavalet, Paris.
Il s'agit, bien sûr, d'une reconstitution. Le cimetière a été fermé en 1780.  Les corps et ossements exhumés et l'emplacement tranformé en marché en 1786.



Un roman comme un parfum

D'autres échos passent ici et là, et le lecteur en vient à se demander si ce roman n'est pas imaginé comme un parfum avec ses notes de tête, ses notes de coeur et ses notes de fond, à ceci près, sans doute, que chacun classera différemment les impressions ressenties, de la première à celle qui restera pour lui le signe même du texte.
Si l'on regarde la construction du livre, il semble appartenir au type de roman qui a eu, justement au XVIIIe et au XIXe siècles, une certaine faveur : le roman d'apprentissage. Quatre parties contenant 51 chapitres numérotés dans leur succession assurent à la fois la continuité et les ruptures que représentent les changements dans la vie d'un personnage qui est suivi de sa naissance (le 17 juillet 1738) à son apothéose, si l'on peut dire, le 25 juin 1767. Les 22 chapitres de la première partie relatent l'enfance, puis la jeunesse, la découverte de la "vocation" du personnage (fabriquer des odeurs) et se déroulent tous à Paris. Lorsqu'il quitte la ville pour rejoindre Grasse, la deuxième partie va s'intéresser, en 11 chapitres, à la fois au trajet, à la crise que traverse le personnage (laquelle n'est pas sans rappeler celles du Robinson de Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, 1972) , à son retour dans le monde des villes, puisqu'il aboutit à Montpellier, ville célèbre depuis longtemps pour son école de médecine (Rabelais y a étudié). La troisième partie (15 chapitres)  se déroule à Grasse, enfin atteinte, et Grenouille y parfait ses savoir-faire en apprenant les dernières techniques permettant de fixer les odeurs. La dernière partie constituée d'un seul chapitre est celle de son retour à Paris. Circularité qui entre quelque peu en contradiction avec la linéarité du roman d'apprentissage.
Si le déplacement, marquant des étapes dans les transformations du personnage, répond aux caractéristiques du roman d'apprentissage, inutile d'ajouter que c'est un apprentissage déceptif puisqu'il ne l'insèrera pas, enfin adulte, dans la société.



Car c'est aussi un roman policier. Mais là encore, si les meurtres et les morts jalonnent le parcours de Jean-Baptiste Grenouille, aucun mystère n'y préside, puisque le meurtrier est connu, que l'enquête pour le démasquer n'en est pas vraiment une. Il se situerait plutôt du côté du roman noir, de celui qui suit l'assassin, met à jour ses motivations, tente d'explorer les obscurités de celui que la société (et le lecteur, comme le narrateur) regarde comme un monstre, un "génie abominable".
Comme les dates, dont la première est "27 juillet 1738", permettent de le comprendre, c'est aussi un roman historique. Il nous plonge dans l'atmosphère du siècle des Lumières, dans ce laps de temps où, en France, les philosophes construisent une nouvelle idéologie. Rappelons que la publication de l'Encyclopédie commence en 1751. Le roman fait voir, à travers ses descriptions, la vie dans les villes, Paris en particulier, les modes de vie, les métiers, les diverses couches de la société, mais aussi la manière dont les uns et les autres sont affectés par l'air du temps, du père Terrier "un homme instruit" qui s'intéresse à la botanique et à l'alchimie, au vieux Baldini qui vitupère son temps voué au chaos, à l'agitation, à la vitesse, sans oublier les théories du marquis de la Taillade-Espinasse qui se "consacrait aux sciences". C'est bien une promenade, riche en points de vue surprenants, différents, tenant la gageure de rendre vivant un monde disparu, en contradiction apparente avec l'image "intellectuelle" du siècle des philosophes, puisqu'ici dominent la chair et ses pesanteurs.
Par certains autres aspects, il relève du roman "encyclopédique" qui commence à se répandre dans les années 1980 et qui consiste à vulgariser des savoirs (édition, médecine, écologie, etc.) en utilisant une intrigue romanesque. L'habileté de Süskind, là encore, étant dans le dosage. Certes, le lecteur découvre les arcanes de la parfumerie, les diverses méthodes complexes permettant d'extraire les huiles essentielles avec lesquelles s'élaboreront les parfums, la complexité des mélanges et des dosages aboutissant à une odeur qui semble unique à celui qui la hume, mais ces informations sont si nécessaires à l'élaboration du personnage qu'elles ne paraissent jamais étrangères à l'intrigue. 
Et c'est aussi un conte, de tous les temps, de tous les lieux, que rend visible, entre autres, la circularité du récit. Le narrateur s'adresse au lecteur, soit directement, "à l'époque dont nous parlons", soit indirectement avec le choix de ses comparaisons ou de ses métaphores, jouant parfois de l'anachronisme pour souligner la distance entre le narrateur-lecteur et les événements relatés. Et comme tous les contes, il invite à méditer sur les apparences et ce qu'elles cachent et révèlent dans le même mouvement puisque la pensée la plus lumineuse, les progrès scientifiques les moins discutables, se sont produits au milieu, et sans doute grâce à, des idées, des théories, des expériences les plus discutables, les plus farfelues ; et Grenouille cherchant à distiller le verre pour en extraire son essence n'est pas plus délirant que nombre de ses contemporains dans le monde non romanesque. Le XVIIIe siècle n'est pas seulement celui des Lumières, il est aussi celui des superstitions, des croyances irrationnelles et infondées comme le "fluide tellurique" létal du marquis qui, néanmoins, était une thèse alors défendue par des savants. Mais c'est un conte cruel, et le vilain crapaud ne se changera pas en prince charmant.



greuze

Jean-Baptiste Greuze (1725-1805), Tête de jeune fille.


C'est aussi un récit fantastique, et ce n'est sans doute pas par hasard que le récit s'achève en juin 1767, le mois même où est tuée la bête du Gévaudan qui terrorisait le Massif central depuis 1764, c'est-à-dire l'année où Grenouille arrive à Grasse. Fantastique parce que certains événements peuvent apparaître comme "naturels" ou "surnaturels", selon le point de vue. Ceux qui approchent Grenouille ont tendance à mourir lorsqu'il n'a plus besoin d'eux, ainsi de sa mère que sa naissance même dénonce et qui finit décapitée pour infanticide (sentence historiquement exacte pour ce crime).
Parfois ces morts s'expliquent, de manière réaliste, comme dans le cas de la mère, l'enfant a crié, elle a un couteau à la main, elle avoue les quatre précédents infanticides. Mais ce n'est plus le cas, pour la disparition de Baldini, ou pour la condamnation et l'exécution de Druot. Quelque chose de diabolique semble flotter ici. Mais c'est un fantastique tempéré d'humour, car malgré son sujet, le récit ne fait jamais vraiment peur, même dans son final dionysiaque, sans doute en raison de ses excès même.
Fantastique aussi dans la mesure où le personnage même de Grenouille relève de l'imagination la plus débridée. Les gens "ne peuvent pas le sentir", au sens propre, il n'a aucune odeur, mais il ne faut pas oublier le sens figuré, il suscite très vite la répulsion partout où il passe. De là à voir en lui un symbole, il n'y a qu'un pas.
Reste enfin la dernière note, celle qui nous semble être "de fond", celle d'une interrogation sur la psychanalyse et les pulsions. Grenouille est pulsion et ne cesse pas de l'être. Le langage n'est pour lui qu'un outil lui permettant de passer inaperçu ; il ne sert nullement à mettre à distance les sensations, en l'occurence réduites à une seule, la sensation olfactive. Dans Le Malaise dans la culture (1930), Freud jugeait que l'odorat avait été un sens essentiel à l'origine de l'humanité avant que la station debout ne conduise l'être humain à dépendre plutôt de la vue que de ses capacités olfactives, lesquelles sont allées en s'affaiblissant. Si l'être humain, comme l'exposent, déjà au XVIIIe siècle, certaines théories, ne se développe que par ses contacts avec le monde extérieur via les sens, que devient un être humain réduit à un seul sens ? un monstre. Que se passe-t-il lorsque rien ne contraint la pulsion ? Freud distinguait pulsions de vie (dans lesquelles il finissait par introduire la pulsion sexuelle) et pulsions de mort ; dans ce roman, Süskind semble s'interroger sur cette dichotomie. Et le narrateur le fait, en termes clairs, "le nouveau-né avait pris parti contre l'amour et pourtant pour la vie." (c'est l'écrivain qui souligne) et le fait est qu'il survit à tout, sauf à lui-même faut-il ajouter. Mais l'être de pulsions que nous sommes tous, au départ, dompte et canalise celles-ci, alors que le monde, à la fois immense et réduit (encore un paradoxe) de Grenouille ne lui permet pas de s'humaniser. Il tue comme on cueille des fleurs "parce qu'il en a besoin" dit-il, besoin non pas de tuer, mais de se procurer ce qu'il veut, ne pouvant l'obtenir autrement ; il vit dans une sorte de solipcisme, il est le centre du monde et rien n'existe sinon au service de ses désirs. La mégalomanie (dominer, devenir un dieu) le meut jusqu'à ce qu'il se découvre enfin un sentiment et c'est la haine, haine des autres qui est aussi haine de soi-même.

Il est indéniable que le parfum résultant du mélange de ces muliples ingrédients est particulièrement raffiné et inoubiable.




Curiosité
: pour en savoir plus sur le cimetière des Innocents, à Paris, lire le livre de l'abbé Valentin Dufour (1874) qui présente aussi le texte de Jean Gerson  (1484) sur la danse macabre qui l'ornait depuis 1425.




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