Travaux, Georges Navel, 1945

coquillage


L'écrivain

      Georges Navel, dont les prénoms étaient, en réalité, Charles François Victor, est né le 30 octobre 1904 à Pont-à-Mousson (Meurthe et Moselle). C'est une famille de treize enfants, dont cinq sont déjà morts à sa naissance. Il est le dernier garçon. Son père est ouvrier, "manoeuvre aux fonderies de Pont-à-Mousson", depuis trente ans. Il a 60ans à la naissance de son fils). Georges va passer son enfance dans un village, Maidières, à un peu plus d'un kilomètre de là. Quand éclate la guerre en 1914, la Croix Rouge se charge d'évacuer les enfants, l'année suivante, en mai 1915. Le petit Georges va passer six mois en Algérie avant de retrouver sa famille évacuée, elle, à Lyon. Le jeune garçon retourne à l'école qu'il déteste et, à 12 ans, décide de s'en tenir là et de rejoindre ses frères aînés à l'usine : "j'étais pressé de connaître la vie des grands" dira-t-il plus tard.
     Commence alors sa vie de travailleur, l'apprentissage d'un métier (ajusteur) la découverte du syndicalisme, tendance anarchiste. Il lit énormément et dira qu'il a plus appris dans les livres qu'à l'école. Beaucoup appris aussi au contact de ses camarades ouvriers. Il va passer la première partie de sa vie à osciller, jusqu'en 1954, quand il s'installe définitivement à Paris, entre l'usine et la campagne. L'usine, c'est surtout celle de l'industrie automobile (Berliet à Lyon, Citroën et Renault à Paris) et la campagne, les travaux agricoles, pour la plupart en Provence, mais il lui arrive aussi de s'engager ailleurs, dans le bâtiment, par exemple. Il mène alors une vie de vagabond dont il écrira dans Parcours "Vagabond, c’était un terme de louange. Tous nous avions lu Gorki, Panaït, London..."
En 1954, quand il revient à Paris, il est embauché comme correcteur d'imprimerie, et travaille, à partir de 1961, à L'Humanité où il restera jusqu'à sa retraite, en 1970.
     Navel écrit depuis longtemps, il a même publié quelques poèmes, lorsqu'il fait la connaissance du philosophe, Bernard Groethuysen (1880-1946), et de sa compagne,  Alix Guillain, en 1933. La rencontre devient une véritable amitié (leur correspondance est publiée, en 1952, sous le titre Sable et limon). Groethuysen sera son introducteur dans le monde littéraire de l'époque en l'incitant à raconter son expérience de la vie. Un premier essai, Journal d'un prolétaire, en 1936, écrit après son retour de Barcelone (1936, guerre d'Espagne) ne trouve pas d'éditeur malgré les amitiés. Il faut attendre 1945 et les encouragements du poète Paul Géraldy (1885-1983) pour que Travaux soit enfin publié chez Stock. Géraldy en assura d'ailleurs la préface. L'année suivante il obtient le prix Saint-Beuve de récente création dans sa catégorie "essais".
Entre 1944 et 1954, Navel se fait apiculteur avec un succès très relatif qui l'incitera à retourner à Paris gagner sa vie et celle de sa famille.
En 1952, paraît Parcours, puis A chacun son royaume, 1960, préfacé par Giono, enfin, Passage en 1982.
Il meurt le 1er novembre 1993, à Die, dans la Drôme, sous le ciel de lumière qu'il avait tant aimé.




Goerges Navel

Georges Navel vers 1950.

Géraldy le décrit ainsi dans sa préface à Travaux: "un corps et des allures de garçon, grand, souple, musclé, les mains longues, avec je ne sais quoi de fauve, d'étiré, de puissant, de fin, d'efficace et, tout ensemble, d'animal et de racé."




pommier en fleurs
Le printemps : pommier en fleurs.

le récit

     Il est constitué de 25 chapitres, précédés d'une préface de Paul Géraldy qui se conclut sur ces mots : "Je vous présente Georges Navel, ouvrier des villes et des champs, écrivain, poète français". L'éloge et la tendresse imprègnent chaque phrase.
Ce n'est pas à proprement parler une autobiographie, bien que le narrateur s'exprime à la première personne et prenne pour matériau sa propre vie comme la confrontation à une biographie, même succinte, permet de le voir ; mais le texte échappe à la chronologie, ni date, ni durée des tâches accomplies, leur succession ne fournit qu'une chronologie implicite. Le temps des errances entre usine des commencements et usine du dernier chapitre ayant duré dix ans. Aucune date ne vient jalonner la succession des moments évoqués désignés par le titre du chapitre qui les contient, par exemple "Citroën" (chap. 10) ou "Matin de vendanges" (chap. 19). Ce n'est pas un roman non plus puisqu'il s'agit de conter, de donner sens à des expériences, à un vécu personnel. Si le prix Sainte-Beuve l'a catalogué dans le genre des essais, c'est qu'en effet, l'écriture de Navel n'est pas sans rappeler Montaigne, chaque nouvelle expérience (selon l'espace et selon le temps) nourrit une réflexion conduisant à modifier un (ou des) comportement[s]. Le maître mot de Navel est "comprendre", comprendre le monde, les autres, les rapports de force dans la société et se comprendre soi-même.
Le titre du récit prend un double sens, à tout le moins. Il s'agit certes du pluriel du mot "travail" correspondant aux multiples emplois que Navel a occupé entre les années 20 et les années 40 : manoeuvre dans l'industrie, ajusteur, ouvrier agricole, saunier, jardinier, peintre, terrassier, cueilleur de fruits, ramasseur de lavande, de nouveau ajusteur en fin de ce parcours. Mais il fait aussi penser à ces avis que l'on rencontre sur les routes en réfection, "Attention travaux" signalant des activités humaines et incitant au ralentissement. Car le travail dans le texte n'est pas seulement manuel, c'est aussi une quête intellectuelle et philosophique. Il y a un travail du texte qui modifie le scripteur. Ecrire c'est mettre à jour ce qui a été vécu, ressenti, sans que peut-être toutes les dimensions de l'expérience en aient été totalement perçues.  S'entremêlent alors ce qui relève de la mémoire, des faits, des sensations, des réactions et ce qui relève du temps de l'écriture, la réflexion que ce rappel fait naître, par exemple, le cafard qui l'habitait quand il travaillait chez Berliet, dans la banlieue de Lyon, et faisait son apprentissage d'ajusteur se trouve maintenant, au moment de la rédaction, explicité dans le constat d'un sentiment d'isolement qui l'enfermait en lui-même et qu'il juge mauvais à l'homme "L'individu n'est pas un but à lui-même" ou encore "On peut supporter sa vie sans la justifier, mais pas seul. C'est trop pénible".
A travers ses diverses expériences, Navel réfléchit à l'exploitation, sa conscience de classe s'est aiguisée au fil du temps, de ses lectures, de ses rencontres aussi, comme celle de Vacheron, ouvrier comme lui, mais qu'il regarde comme son "guide", voire son "juge".



     La question qui se pose continuement à lui est celle de l'enfermement. Le monde ouvrier dans ce temps de l'entre deux guerres est un monde dont on ne sort pas : "tout le sang de la famille était du sang d'usine, et les enfants d'Adrien continuaient là la vie de leur père et de leur grand-père" (chap. 8 "Adrien", c'est le frère aîné de Navel qui a 25 ans de plus que lui).
Navel le vit comme un monde qui l'étouffe et dont il a besoin, régulièrment, de s'évader, pour retrouver la nature, le grand air. Mais cette évasion n'est jamais une fuite, plutôt l'occasion de découvrir d'autres horizons, d'autres manières d'être au monde. Il ne s'agit pas d'échapper à la condition ouvrière, mais de prendre du champ, de ne pas devenir un "automate". Certains savent, d'emblée, s'accomoder de la vie dont ils héritent, c'est le cas de son frère Adrien qui a construit un bonheur calme de pécheur à la ligne et de père de famille tranquille, tout en se soumettant à la contrainte de l'usine. Son compagnon de travail dit de lui "Adrien, c'est un bon gars".
Par ailleurs, ce parcours, tout personnel qu'il est, est aussi un témoignage sur la condition ouvrière dans toutes ses dimensions. Elle se caractérise essentiellement par l'exploitation, par le mépris qui est souvent le lot des travailleurs manuels, en ville, comme à la campagne, "de la viande à travail" (chap. 12 "chantier dans la montagne"). Un mépris qui se traduit aussi par le tutoiement systématique des travailleurs par leur hiérarchie : "Le salaud m'a tutoyé, je suis un esclave" et de se corriger aussitôt "Ne fais pas de tragique à tout bout de champ, c'est de la bonhomie le tutoiement." La force de Navel est dans ce double jeu qui permet de voir toutes les facettes de la relation de force ; la perte de la dignité d'un côté, et l'inconscience de l'exploiteur de l'autre.
L'usine déshumanise les travailleurs en les envahissant de ses bruits, de ses poussières, de ses rythmes (les cadences qui s'imposent progressivement dans un pays en voie d'industrialisation), dans l'usine et hors de l'usine. Les emplois temporaires de terrassier ou d'ouvrier agricole, malgré le grand air, ne valent guère mieux. La main-d'oeuvre est immigrée de préférence. Les travailleurs étrangers étant plus commodes à pressurer. Tous connaissent la fatigue, l'épuisement physique, les maigres salaires ("qui donc chez nous peut faire des économies ?", chap. 25 "retour à l'usine"), les logements précaires. Par bien des aspects, le travail des saisonniers est bien plus dur que celui des ouvriers d'usine, en particulier parce qu'il est toujours temporaire et que la quête d'un autre gagne-pain est perpétuelle. A quoi il faut ajouter les accidents du travail, mortels parfois (Vacheron ou le jeune Arabe sur le chantier de la route), invalidants souvent. C'est une époque sans sécurité sociale, et l'accident renforce la précarité de tous.





Berliet

sortie de l'usine Berliet dans les années 1920. Navel évoque, lui, l'entrée dans l'usine qu'il met, quel que soit le temps, sous le signe de la tristesse (chap. 6 "L'usine")


     Georges Navel veut, lui, être heureux, mais comment l'être, lorsqu'on étouffe ? Au terme ce qui peut apparaître rétrospectivement comme un périple, Navel a fait émerger ce qui, à ses yeux (mais le lecteur sent fortement la profondeur de ces découvertes), alimente son goût et son bonheur de vivre.
L'amour et la solidarité
La famille, la mère au premier chef mais aussi les frères, en particulier Lucien (dix ans de plus que lui) qui va guider ses premiers pas dans ce qui sera sa conscience de classe, mais aussi René ou encore Adrien. La famille est le lieu clos rassurant de continuer, même après sa disparition, à être éclairé par la bonté de la mère.
Ensuite, il y a l'amour. La rencontre d'Anna illumine la vie du jeune homme (chap. 10 "Citroën").
Enfin, il y a la solidarité. Cette découverte se structure progressivement qui transforme un vécu de l'ordre de la malédiction (ses premières expériences ouvrières, ennui, cafard, idées suicidaires) en fierté, celle d'appartenir à une classe, celle " des hommes qui vivent comme lui en louant leurs bras", et en espoir "je me sentais enfin avec des semblables, des ouvriers devenus conscients" (Chap. 25 "Retour à l'usine"). C'est un parcours. Il commence avec les enthousiasmes de l'année 1919 (Navel a 15 ans) lorsqu'il découvre le syndicalisme, les hommes qui l'incarnent mais aussi l'esprit libertaire. L'expérience vécue se charge de le faire quelque peu déchanter, et il ne retrouve sa confiance en les hommes que progressivement : "Il faut vieillir pour aimer les hommes."
Solidarité, rêve d'un avenir meilleur (plus juste) vont de pair avec la prise de conscience de ce qui sépare de la bourgeoisie (chap. 15 "jardins de Nice" et 16 "peintres en bâtiment" en présentent la satire parfois acide, parfois amusée).
La succession des chapitres progresse vers cette solidarité comme nécessaire au bien être : "je me sentais d'une famille, d'une communauté aux mains actives, à la langue aletre, plaisante et bienveillante." (chap. 17 "les terrassiers")
La nature
    Elle est toujours, pour lui, associée à la liberté, à la marche. Le bonheur des herbes, des arbres vient de loin, de sa petite enfance quand il accompagnait sa mère dans ses expéditions de cueillette, à Maidières : "A l'époque des asperges sauvages, des mûres, des fraises, des champignons, des noisettes, nous allions ensemble à la forêt. Avec elle, j'étais toujours dans le plein air" (chap. 1, "Maidières").






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Hyères

Hyères. La pinède couvrant les ruines de Pomponiana

"Dans le travail, j'ai aimé surtout la nature qui nous entourait : la lumière en montagne, les pins et les mélèzes." (chap. 14 "Canard Moué")


Lorsqu'il cherche du travail dans le sud de la France, le monde s'offre à lui par tous ses sens. La vue, d'abord, naturellement, mais aussi les odeurs, les sensations tactiles, les bruits jusqu'au plus infime. Il note, par exemple, en faisant les foins "Je n'étais plus, le regard sur la tâche, que le pré argenté, le foin en tas, le foin en odeurs, le foin étendu, le foin sur ma fourche, argenté au-dessus, vert au-dessous, le froissement léger et continu de la fourche dans les herbes sèches, j'étais sueur de foin" (chap. 11, "En faisant les foins")
L'attention
    Pour ne pas tomber dans l'automatisme qui conduit tout droit à l'ennui délétère, il faut (et il suffit) de vivre en toute conscience : "Je m'appliquais à agir avec soin, à être tout le temps là sans distraction et sans turbulence" (chap. 20 "Solitude"). C'est cette attention qui lui permet à la fois de regarder le monde avec émerveillement (la lumière, les souffles, les plantes, les objets), de découvrir le bonheur de maîtriser les gestes, et son livre est aussi un éloge de la main, la main ouvrière, la main caressante qui s'imprègne des textures, qui oeuvre et change ce qu'elle travaille (le pantalon rapiécé ou les pièces de mécanique), le geste de celui qui tient la faucille ou la faux, la main qui retrouve les gestes des mains passées (saler la soupe dans le même geste que celui de la mère et des aïeules avant elle).
L'univers de Navel est aussi exaltation du corps. L'intelligence n'est pas à trouver tout entière dans les pensées, mais dans l'accord entre compréhension et action. "Celui qui avait dit «Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front» n'avait pas tout dit. On pouvait relever le défi  et faire du travail une joie." (chap. 20 "Solitude"). Et d'ajouter, plus loin, "Le travail pouvait être un jeu, une combinaison de difficultés à résoudre avec des gestes" (chap. 21 "Chantier au printemps").
Aussi les cinq chapitres qui suivent "l'illumination" vont-ils déployer un grand souci des gestes, de leur transformation, de leur progression vers une amélioration toujours possible  car "la perfection est un infini dont on est toujours éloigné" (chap. 24 "La lavande, la faux".
 




mains

Mains négatives, Cueva de las Manos, Santa Cruz, Argentine, Entre 9 000 et 5 000 cal. B.P



Lire Navel procure un grand bonheur. Chacun des chapitres de son livre peut, à bon droit, être qualifié de poème en prose. Exaltation du monde et des humains, de la lumière et des gestes, de l'amitié et de l'amour, de la méditation et du rêve. Sans grands mots, avec douceur jusque dans l'évocation de la dureté du travail, l'écrivain exulte et nous fait exulter du bonheur de vivre : "Il n'y a que la vie où l'on s'émerveille qui vaut la peine d'être vécue".




A lire
: les deux premiers articles disponibles en ligne de Georges Navel ou la seconde vue, 1982. Le premier est un parcours biographique. Le deuxième, la transcription d'une intervention de Navel, "Le travail d'écrire", à Royaumont.
Un article dans Ballast de  Roméo Bondon ("Georges Navel, la liberté sous les ongles",
A écouter : sur France Culture, dans Une Vie, une oeuvre, "les mots à mains nues", 24 novembre 2018.



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