Les Lettres de mon moulin, Alphonse Daudet, 1879

coquillage




Renefer, 1933

Frontispice de Renefer pour la collection Le Signet d'or, Flammarion, 1933.
A l'encontre de la majorité des éditions, celle-ci choisit d'ouvrir le recueil sur sa dimension tragique avec le naufrage raconté dans "L'Agonie de la Sémillante."


Une publication en plusieurs temps :

     A partir de 1861, Daudet, qui est alors employé dans le cabinet du duc de Morny, obtient des congés pour passer les mois d'hiver dans le sud, en raison de sa santé. L'hiver 1861, il voyage en Algérie avec l'un de ses cousins, assez riche pour financer leur expédition ; de décembre 1862 à mars 1863, il séjourne en Corse et passe une dizaine de jours dans le phare de l'une des îles Sanguinaires, à l'entrée du golfe d'Ajaccio ; en 1864, il séjourne à Fontvieille, chez les Amboy, parents de la famille Daudet, au château de Montauban. C'est là qu'il découvre les moulins de la région et qu'il s'enthousiasme pour un paysage et des sensations (saveurs, odeurs, couleurs) ravivant celles d'une jeunesse nîmoise.
Ces trois mondes vont avoir leur part dans l'écriture des contes et plus tard dans la composition du recueil.
     En août 1866, il commence à publier dans L'Evénement (le journal de Villemessant) les premiers textes (avec pour sur-titre "De mon moulin") qui vont composer Les Lettres de mon moulin. Douze récits, dont tous ne sont pas repris en volume ; les cinq premiers sont signés Marie Gaston, pseudonyme emprunté à Balzac  (Mémoires de deux jeunes mariées), marque de la collaboration de Daudet et Paul Arène. En 1889, dans Trente ans de Paris qui inclut Histoire de mes livres (1883), Daudet raconte cette collaboration, "Gaston, c'était mon camarade Paul Arène qui, tout jeune, venait de débuter à l'Odéon par un petit acte étincelant d'esprit, de coloris, et vivait tout près de moi, à l'orée du bois de Meudon." Paul Arène, quant à lui, lorsque les mauvaises langues accuseront Daudet de ne pas avoir écrit son livre, rédige une lettre ouverte à son ami, publiée dans le Gil Blas, le 16 décembre 1883, dont nous retenons ces lignes :  [...] car si  j'ai pu y apporter — du diable si je m'en souviens — quelques détails de couleur ou de style, toi, seul, toujours, en trouvas le jet et les grandes lignes."
En 1868-1869, d'autres contes paraissent dans Le Figaro, dont le sur-titre est celui du recueil à venir, Lettres de mon moulin, qu'Hetzel publie cette même année 1869. Le livre ne compte alors que 18 contes.
En 1873, Le Bien public publie une dernière série de 5 lettres qui prennent place dans le recueil intitulé Robert Helmont, en 1874.
      En 1879, paraît chez Lemerre l'édition définitive des Lettres de mon moulin, aux 18 contes de 1869, Daudet à ajouté les 5 contes de Robert Helmont et Les Trois messes basses initialement publié dans Les Contes du lundi, en 1876.
Le recueil est dédié à "Ma femme", Julia Allard, épousée en janvier 1867 ; dédicace qui met le recueil sous le signe de l'amour, amour d'une femme (et amour plus heureux que ceux des contes) et amour d'une région. A la fin du chapitre consacré au recueil dans Histoire de mes livres, Daudet n'écrit-il pas, après avoir constaté son très relatif succès : "N'importe ! c'est encore là mon livre préféré, non pas au point de vue littéraire, mais parce qu'il me rappelle les plus belles heures de ma jeunesse, rires fous, ivresses sans remords, des visages et des aspects amis que je ne reverrai jamais."




Bazille, "La vue du village", 1868

Frédéric Bazille (1841-1870), La vue du village, 1868, huile sur toile, Montpellier, musée Fabre.

Organisation du recueil

     La composition du recueil, car composition il y a puisque les contes ne sont pas ordonnés selon leurs dates de parution, obéit surtout au besoin de variété, et d'abord la variété des émotions suscitées par la lecture, du rire à la pitié en passant par l'attendrissement, l'inquiétude, la peur. Les contes sont précédés d'un "Avant-propos" (composé pour la publication en librairie) mimant un acte notarial par lequel "Gaspard Mitifio, époux de Vivette Cornille" (il s'agit donc d'un pacte de lecture puisque Vivette est l'un des personnages du Moulin de maître Cornille) vend "Au sieur Alphonse Daudet, poète, demeurant à Paris", un moulin en ruine "pouvant servir à ses travaux de poésie."
Ainsi installé dans son moulin provençal, le poète donne de ses nouvelles aux Parisiens, dans des lettres qui ne prennent la forme codifiée de l'épistolaire (à l'encontre de leur parution dans la presse) que dans seulement deux de ces récits, La Chèvre de M. Seguin et La légende de l'homme à la cervelle d'or adressée "A la dame qui demande des histoires gaies." Quant à la première, elle s'adresse à Pierre Gringoire, poète du début de la Renaissance (vers 1475 - vers 1538) popularisé par Hugo qui en avait fait l'un des personnages de Notre-Dame de Paris (1831) où il se prenait d'amitié pour la chèvre d'Esmeralda, Djali, mais aussi par la pièce de Théodore de Banville, Gringoire, montée en 1866.
Les 24 autres récits ont des formes extrêmement variées, comme Colette Becker, dans son introduction à l'édition GF (1968) en fait le recensement : "variété de forme, de tons, de style, de sujets... Comédie, petit drame, chose vue, reportage, souvenir, histoire vécue, fantaisie, conte fantastique, farce, fable, conte philosophique, ballade en prose, légendes merveilleuses... tous les genres y sont abordés."
Trois lieux gouvernent ces récits ; la Provence et le moulin, qui dominent le recueil avec 14 récits sur 25, autrement dit plus de la moitié, distribués de manière à encadrer les autres, (Installation [1], La Diligence de Beaucaire [2], Le Secret de maître Cornille [3], La Chèvre de M. Seguin [4], Les Etoiles [5], L'Arlésienne [6], La Mule du pape [7], Le Curé de Cucugnan [11], Les Vieux [12] — déplacement en Provence d'un souvenir se rapportant à Chartres, Le Poète Mistral [17], Les Trois messes basses [18], Les Deux auberges [20], L'Elixir du révérend père Gaucher [23] , En Camargue [24]), la Corse, trois récits, avec une participation aux Oranges (Le Phare des Sanguinaires [8], L'Agonie de la Sémillante [9], Les Douaniers [10])  et l'Algérie, deux récits et, comme pour la Corse, une participation aux Oranges,  (A Milianah [21], Les Sauterelles [22]).
Trois lieux qui opposent le soleil et l'espace, la nature sous de multiples formes, aux brouillards et noirceurs de la capitale. Et comme Daudet n'est en rien un écrivain simpliste, cette opposition — qui l'est — se nuance de mille manières. La Provence est représentée, pour l'essentiel, à travers des contes dont certains plus proches de la légende que de l'univers quotidien des années 1860, à l'encontre de la Corse et de l'Algérie qui évoquent à la fois des paysages précis (celui du rocher où se trouve le phare des Sanguinaires, ou la petite ville de Milianah, un dimanche) et des hommes confrontés aux difficultés de leur profession, les douaniers corses ou les agriculteurs face à l'invasion des sauterelles.
Certains de ces récits comme Les ballades en prose (La Mort du Dauphin [13], Le Sous-préfet aux champs [14]) ou La Légende de l'homme à la cervelle d'or [16] relèvent très nettement de l'apologue poétique, même si cette dimension morale est loin d'être absente des autres contes. Deux contes renvoient directement à Paris, Le Portefeuille de Bixiou [15] (d'autant plus d'ailleurs que le personnage est emprunté à l'univers balzacien) et Nostalgies de caserne [25] qui clôt le recueil. Enfin, un dernier conte, Les Oranges. Fantaisie [19], associe tous ces lieux, par le biais d'un fruit considéré alors comme si luxueux qu'il faisait partie des cadeaux de Noël.



Comme les lettres sont des fictions, le moulin l'est aussi. Dans Histoire de mes livres, 1883, voici comment Daudet présente le moulin, but de ses promenades dans les environs du château de Montauban (les pages sont reprises plus tard dans Trente ans de Paris, à travers ma vie et mes livres, 1889) :



Une ruine, ce moulin ; un débris croulant de pierre, de fer et de vieilles planches, qu'on n'avait pas mis au vent depuis des années et qui gisait, les membres rompus, inutile comme un poète, tandis que tout autour sur la côte la meunerie prospérait et virait à toutes ailes. D'étranges affinités existent de nous aux choses. Dès le premier jour, ce déclassé m'avait été cher ; je l'aimais pour sa détresse, son chemin perdu sous les herbes, ces petites herbes de montagne grisâtres et parfumées avec lesquelles le père Gaucher composait son élixir, pour sa plate-forme effritée où il faisait bon s'acagnardir à l'abri du vent, pendant qu'un lapin détalait ou qu'une longue couleuvre aux détours froissants et sournois venait chasser les mulots dont la masure fourmillait. Avec son craquement de vieille bâtisse secouée par la tramontane, le bruit d'agrès de ses ailes en loques, le moulin remuait dans ma pauvre tête inquiète et voyageuse, des souvenirs de courses en mer, de haltes dans des phares, des îles lointaines ; et la houle frémissante tout autour complétait cette illusion. Je ne sais d'où m'est venu ce goût de désert et de sauvagerie, en moi depuis l'enfance, et qui semblait aller si peu à l'exubérance de ma nature, à moins qu'il ne soit en même temps le besoin physique de préparer dans un jeûne de paroles, dans une abstinence de cris et de gestes, l'effroyable dépense que fait le Méridional de tout son être. En tous cas, je dois beaucoup à ces retraites spirituelles ; et nulle ne me fut plus salutaire que ce vieux moulin de Provence. J'eus même un moment l'envie de l'acheter ; et l'on pourrait trouver chez le notaire de Fontvieille un acte de vente resté à l'état de projet, mais dont je me suis servi pour faire l'avant-propos de mon livre.
Mon moulin ne m'appartint jamais.





le moulin inventé

Un des moulins de Fontvieille, restauré et transformé en musée Daudet en 1933, il donne corps et existence à ce qui ne relève que de la fiction romanesque.



Un univers poétique et symbolique

     Malgré leur diversité (sujet, tonalité, forme) les contes qui composent Les Lettres de mon moulin ont pour point commun de susciter chez le lecteur des réflexions relatives à la condition humaine, en général, et à celle du poète, en particulier.
Sur la condition humaine, car à travers des anecdotes bien différentes, des malheurs de l'amour (le mari trompé et désespéré de La Diligence de Beaucaire, le suicide de Jan qui ne peut cesser d'aimer qui il méprise dans L'Arlésienne, le chagrin de l'épouse dans Les Deux auberges, ou l'amour tout de don du jeune berger des Etoiles), à ceux de la vieillesse (Les Vieux) et de la mort, celle des soldats et membres d'équipage dans le naufrage de la Sémillante, ou celle du petit Dauphin; du combat perdu d'avance de la petite chèvre à celui du père Gaucher, alcoolique pour le bien de son prieuré, Daudet dessine des portraits de personnages multiples mais similaires.
Ce sont tous de bien humbles personnages, même le pape (La Mule du pape), "un bon vieux qui s'appelait Boniface", confrontés à des difficultés qui devraient les terrasser, par ex. maître Cornille acculé à la ruine par les nouvelles minoteries qui rendent  les moulins caducs, ou les douaniers dont le métier les expose à toutes les intempéries, éloignés de leurs familles, pour un salaire ne leur permettant ni vin ni viande, et qui se contentent de dire "— Voyez-vous, monsieur... on a quelquefois beaucoup du tourment dans notre métier !..."
D'une certaine manière, tous les personnages sont des victimes et pourtant aucun d'eux ne renonce jamais, ils endurent, ils continuent, ils se battent parfois, ne s'en sentant ni plus grands ni plus glorieux. Le lecteur est forcé de les aimer tous, de s'apitoyer sur eux y compris sur la gourmandise, si durement punie, du pauvre Révérend Dom Balaguère (Les Trois messes basses), qui lui paraît bien innocente. Bien moins innocents sont les péchés des Cucugnanais auxquels leur curé veut épargner l'enfer, car ils sont méchanceté et hostilité à autrui, en cela bien proches de l'ambition manipulatrice de Tistet Védène (La Mule du pape), lui-même bien peu éloigné du diable soi-même qui prend le masque de Garrigou pour tenter Dom Balaguère.
Ainsi les contes, dans leur noirceur même, célébrent-ils la vie et s'attendrissent-ils sur les faiblesses humaines. C'est le souvenir qu'en conserve le lecteur une fois le livre refermé.
Mais ils conduisent aussi sur la piste d'une réflexion relative à la création littéraire. Le contrat de vente de "L'Avant-propos" le précisait déjà puisque le moulin vendu au poète (c'est bien en tant que tel que se définit l'auteur) pouvait "servir à ses travaux de poésie".





santon

santon représentant Daudet (Santons Escoffier, Aubagne). Comme Mistral, Daudet est devenu l'un de ces petits personnages traditionnels qui constituent les crèches de noël provençales.


La poésie est directement présente dans le récit consacré à l'éloge de Mistral, elle permet la survie de tout ce qui disparaît dans le monde réel, ainsi d'une culture provençale que l'uniformisation à l'oeuvre dans la société de la seconde moitié du XIXe siècle noie dans le même : "Ce qu'il y a dans tout le poème, c'est la Provence, — la Provence de la mer, la Provence de la montagne, — avec son histoire, ses moeurs, ses légendes, ses paysages, tout un peuple naïf et libre qui a trouvé son grand poète avant de mourir... Et maintenant, tracez des chemins de fer, plantez des poteaux à télégraphes, chassez la langue provençale des écoles ! La Provence vivra éternellement dans Mireille et dans Calendal."
Mais tous les autres contes lui donnent aussi pour fonction d'unifier le monde, de faire vibrer à l'unisson, l'homme, les bêtes (agissantes et parlantes, comme chez La Fontaine que Daudet admirait tant), le paysage. Les pins, les pierres, les étangs du Vacarès, les collines arides et brûlées de soleil, la pluie, le monde déploie ses beautés dans les mots et les phrases du poète et notre regard s'en trouve renouvelé. La fluidité de l'écriture est la grande qualité de Daudet ; son écriture a la souplesse de l'oral, glissant sans à coups de la familiarité à la langue la plus raffinée et inversement, de phrases brèves en longues périodes, de la notation précise à la suggestion la plus évanescente.
Le plus grand charme des Lettres de mon moulin réside là, dans ce regard qui fait resplendir le monde jusque dans ses plus tristes aspects.




Renefer
Renefer,
bandeau ouvrant les Ballades en prose, Flammarion, 1933






A découvrir
: les moulins de Fontvieille.

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