Le
loup dans les fables, Esope, Phèdre, Marie de France, la
Fontaine
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Dans le corpus de textes transmettant une image du loup dans les
cultures issues du monde greco-latin, les fables occupent une place
importante. D'une part parce qu'elles ont mis en place un certain
nombre de scénarios, de personnages avec des caractéristiques précises
qui se sont transmises et répétées avec peu
d'altérations au fil des siècles, d'autre part parce que, dès leur
origine, leur double propos, amuser et enseigner, les ont rendues
propices à une large diffusion ; elles servaient de réservoir
d'exemples
pour les rhéteurs dans l'antiquité et même ensuite, comme le montrent
les Récits d'un ménestrel de Reims
qui, au XIIIe siècle, se sert
encore de la fable du
loup et de la chèvre pour expliciter une querelle familiale entre une
mère et son fils assimilé au loup ; elles
servaient
aussi, dans les écoles, de références moralisatrices, comme elles le
font encore aujourd'hui.
Enseignées aux enfants,
apprises par eux, elles façonnent très tôt un type d'imaginaire qui n'a
que peu à voir avec la réalité, comme le XXe siècle, en
France, le
prouve. Que l'animal véritable, Canis
lupus lupus, rôde ou non dans les
campagnes, ne change rien à l'inquiétude que le mot "loup" suscite. La fable naît dans l'antiquité et Esope, personnage grec mystérieux ayant sans doute vécu au VIIe siècle av. J.-C., en est considéré comme le père, et tous ses successeurs, de Phèdre (Ier s. de notre ère) à La Fontaine (XVIIe) en passant par Marie de France (XIIe s.), pour ne citer que les plus remarquables, lui rendent hommage. Toutes les fables qui lui sont attribuées sont loin de lui appartenir, mais se caractérisent par les mêmes traits. Ajoutons qu'il y eut bien d'autre fabulistes, grecs, latins, voire français au Moyen-Age qui, tous, puisent aux mêmes sources (cf. l'article de Philippe Renault). La fable est un bref récit animalier, en prose ou en vers, contenant une morale, autrement dit une leçon de vie, que le fabuliste peut donner de manière explicite ou non, à charge pour le lecteur de la dégager du récit. Les aventures se déroulent entre animaux qui parlent et sont dotés de qualités et de comportements humains ; ces qualités sont plus souvent négatives (égoïsme, envie, sottise, etc.) que positives (bonté, générosité, loyauté, etc.) Ces animaux appartiennent au monde familier des auditeurs (plus tard lecteurs). Oiseaux de diverses sortes, âne, mulet, cheval, chien, renard, souris et rats, sont les plus courants mais d'autres peuvent à l'occasion apparaître comme l'escargot ou la tortue. Parmi ces animaux, deux carnassiers favoris, le lion et le loup. Si le lion est un animal exotique (on ne sache pas qu'il y en ait beaucoup en Grèce, même si les Romains en importaient pour les jeux du cirque) dont les caractéristiques découlent plus de son apparence (majesté, puissance, force) que de sa connaissance, le loup, lui, appartient à la réalité quotidienne. C'est le grand prédateur et le plus répandu de l'hémisphère nord, tous continents confondus. Dans le corpus ésopique retenu par Jacques Lacarrière (Les Fables d'Esope, Albin Michel, 2003, 1ère édition Les Libraires associés, 1965) , il apparaît dans 19 fables sur 308 (presque 7%). Chez Phèdre, dans le corpus réuni et traduit par Ernest Panckoucke (1834), on le rencontre dans 5 fables sur 91 (presque 6%). Avec Marie de France, ce pourcentage monte à presque 21% mais chez La Fontaine, il redescend à près de 9%, ce qui est plus que les Anciens, mais bien moins qu'au XIIe siècle. Et plus tard, par exemple, chez Florian (1755-1794), le loup a quasiment disparu ; il n'apparaît qu'en tant qu'animal, non doté de la parole. Bien que ces pourcentages signalent une place peu importante dans le bestiaire, il n'en reste pas moins que le loup est le personnage dont la présence est la plus notable, d'abord parce qu'il est celui qui revient le plus souvent. Les fables où il apparaît sont, par ailleurs, celles qui se sont le mieux transmises de réécriture en réécriture. Sans doute, parce qu'elles permettent une meilleure dramatisation en opposant la force (le loup est toujours, à l'exception du lion, l'animal le plus puissant) et la faiblesse, que la force s'impose, le plus souvent, ou qu'elle soit fléchie d'une manière ou d'une autre. Peut-être aussi parce qu'elles font souvent peur puisque là où passe le loup le risque de dévoration est considérable, et jouer "à se faire peur" est un plaisir qu'enfants et même adultes refusent rarement; dominer sa peur en la contrôlant ("ce n'est qu'une histoire") devait être d'autant plus satisfaisant que les loups réels pouvaient bel et bien se rencontrer. Le loup des fables, à quoi ressemble-t-il ? Il ressemble à ce qu'Esope déjà en a fait : le loup est invariablement dit "méchant" (2 fables) ou "pervers" (6 fables) et une fois "perfide". Il arrive que ses ruses soient déjouées (par le chevreau, par l'âne, le cheval, la truie voire le chien), mais sa voracité n'est jamais mise en doute : le loup n'agit que mû par une faim insatiable, celle qu'enregistre la locution: "avoir une faim de loup" (ou plus familièrement "avoir les crocs"). La fable la plus emblématique de cette fringale est "Le loup et l'agneau" sans doute en raison de l'argumentation du loup et de sa mauvaise foi traitant de justifier sa voracité, en raison aussi d'une leçon valide en tous temps et que synthétise fort bien La Fontaine : "La raison du plus fort est toujours la meilleure", étant entendu que "meilleure" n'a que le sens d' "efficace". La faim et la puissance sont les caractéristiques premières du loup. Il est compréhensible qu'il devienne aussitôt l'image du pouvoir humain, et donc des hommes de pouvoir, puissants de tous acabits. Phèdre le souligne dans sa dédicace à Eutyche qui ouvre le 3e livre, en expliquant l'invention de l'apologue (à entendre fable) :"MAINTENANT, je dirai en peu de mots pourquoi l'apologue a été inventé. La servitude, entourée de mille dangers lorsqu'elle voulait exprimer ses pensées, transporta dans les fables tout ce qu'elle ressentait, et se mit à couvert de la tyrannie par d'ingénieuses fictions. J'ai fait une large route du sentier qu'avait tracé Ésope et, en cherchant des sujets dans les malheurs que j'ai éprouvés, j'ai écrit plus de fables que n'en avait laissé le Phrygien. Si j'avais eu un autre accusateur, un autre témoin, un autre juge que Séjan j'avouerais avoir mérité tant d'infortunes, et je ne chercherais pas de pareils remèdes à ma douleur." Marie de France n'est pas aussi directe, mais son propos n'est guère éloigné de celui de Phèdre. Par exemple, le loup qui apparaît dans ses fables est un loup brutal, incarnation du grand seigneur avide, qui a la force pour lui, et qui, s'il peut parfois être trompé, est la plupart du temps vainqueur. La première fable est celle du "loup et de l'agneau", à laquelle fait écho la fable 29 "le loup devenu roi" où le loup se sert de toute la rhétorique judiciaire pour croquer ses sujets, ou encore la fable 4 "Le Chien et la brebis".
Si le loup est d'abord et avant tout une gueule dévorante, c'est que la Nature l'a ainsi défini. Le loup est loup définitivement, l'éducation ne peut le modifier, élever un louveteau ne change rien à son devenir. A la première occasion, la gueule s'ouvrira pour dévorer. Tous les fabulistes insistent sur ce trait que Marie de France rappelle, à son tour, dans une brève fable (8 vers) : Buffon, quelques siècles plus tard, ne dit pas différemment. L'éducation ne peut rien sur lui (contrairement aux animaux domestique) mais ses propres tentatives, elles-mêmes, échouent constamment, soit qu'il veuille réellement s'amender, et dans ce cas-là personne n'y croit et il est rejeté à sa sauvagerie, soit qu'il essaie de se faire passer pour ce qu'il n'est pas, ce qui se termine mal pour lui. Au XXe siècle, Marcel Aymé s'en souvient encore dans le premier récit des Contes bleus du chat perché où le loup, pourtant enchanté de jouer avec les petites filles, s'oublie finalement jusqu'à les croquer à la fin du jeu de "loup y es-tu?" Rassurons-nous, c'est un conte, et comme dans la version du "Petit Chaperon rouge" collectée par les frères Grimm, il suffit d'ouvrir le ventre du loup pour récupérer les petites filles intactes. Cette nature inamovible du loup explique sans doute qu'il finira par apparaître comme l'incarnation même de la nature, sauvage, indomptable, qu'il s'agit pourtant de maîtriser ou de faire reculer, d'où l'incessante guerre qui lui est menée. Mais, par un retournement constant dans l'imaginaire, cette caractéristique effrayante peut devenir tentante. C'est Phèdre, le premier, semble-t-il, qui s'en avise et voit dans le loup l'incarnation même de la liberté, (quoique le corpus ésopique en propose aussi une version) dans une fable que reprendront ses successeurs dont Marie et La Fontaine : De manière amusante, il semble que cette fable retrace le processus même de la domestication du loup, lequel est à l'origine des chiens actuels. Le loup cruel, dévorant, sauvage qui apparaît le plus souvent dans les fables est aussi un loup peureux, qu'il est aisé de berner ou de mettre à mal, à quoi le renard, voire l'âne, ou même l'escarbot (une sorte de scarabée), chez Marie de France, ne manquent pas ; peut-être faut-il y lire une revanche du monde "civilisé" contre le monde "sauvage", la ruse, l'intelligence, contre la force. Et il est parfois, comme dans "Le loup et le chien", une incarnation de la liberté. Sans doute parce que le loup est toujours une figure ambivalente. Les Grecs, comme plus tard les Romains, l'associent au monde des dieux, à Apollon (Apollon lycéen, de "lykos" loup, souvent rapproché d'un étymon "luk", lumière) et à Artémis, engendrés par Zeus qui change leur mère en louve pour la faire échapper à la vindicte de Héra, son épouse légitime, parfois à Zeus lui-même (en Arcadie), parfois aussi à Hécate qui est accompagnée par des chiens ou des loups (c'est selon). Les Romains vont faire du loup, ou plus exactement de la louve, créature du dieu Mars (dieu de la guerre), l'origine de Rome puisqu'elle sauve et nourrit les jumeaux, Rémus et Romulus, ses fondateurs (même si Romulus, plus tard, dans un coup de colère, tue son frère ; mais impulsivité et colère sont aussi des caractéristiques du loup des fables) avant qu'ils ne soient recueillis par un berger qui les élèvera. Dans le même temps, toutefois, le loup, qui appartient au monde non humain, le monde extérieur à la Cité, le monde des dieux (ce dont se souvient Giono) les inquiète. Chaque incursion de loup, dans une ville ou un camp militaire, est soigneusement enregistrée et suivie de rituels de purification. Il va de soi qu'il convient dans la mesure du possible de tuer l'animal avant cette purification (cf. Jean Trinquier, 2004). Le loup transmet un message divin, il fait signe sur un dérèglement du monde, "C'est un signe à conjurer, non un phénomène à expliquer en terme de causalité naturelle." p.103. Le rapport qu'entretiennent les sociétés occidentales au loup est ambivalent, mais ce dont témoignent les fables c'est d'abord qu'il suscite la peur, qu'il se range parmi les puissances (dieux ou seigneurs) et qu'à défaut de s'en défendre concrètement, on peut s'en défendre symboliquement en le ridiculisant ou en l'accablant de maux divers. Les fables ont ainsi propagé l'image d'un loup duel, à la fois autre de l'homme, et l'un de ses doubles possibles, comme La Fontaine le développe dans "Le Loup et les bergers" (X, 5) ou encore dans "Les compagnons d'Ulysse" (XII,1) , car que fait-il que l'homme ne fasse pas pour sa part ? Plus tardivement, par exemple avec Florian (1755-1794), le loup retrouve sa taille d'animal prédateur, sans plus. Les 110 fables de Florian n'en proposent que quatre dans lesquelles intervient un loup, animal véritable, et non plus image des travers humains : il enlève agneaux et moutons, les chiens lui font la chasse et, parfois même, arrivent à le tuer (V, 19, "Le chien coupable"). La fable tombe en désuétude, devient quelquefois un jeu. Jean Anouilh, au XXe siècle, publie un recueil de 47 fables dans lequel le loup occupe une place éminente (8 fables sur 47), il n'innove guère et son loup reste fondamentalement marqué du caractère "mauvais" que lui avait donné ses prédécesseurs, métaphore de la cruauté humaine sauf dans deux fables, "Le loup, la louve et les louveteaux" (30e) et "La Fille et le loup" (47e). Dans la première, si le fabuliste commence par évoquer le cliché attaché au loup "le loup, l'horrible loup qui fait peur aux petits enfants / Le loup maigre et cruel qui guette,/ Assassin précis l'innocent", c'est pour développer sur 23 vers une vie familiale harmonieuse où le père nourrit sa famille, où le couple se réjouit de l'appétit de ses enfants. Il y oppose l'acharnement des hommes à les détruire sur 9 vers, pour conclure sur une vision pessimiste des rapports entre vivants : "Un monde d'innocents se tue et se torture." Dans la seconde, il reprend l'argument du ballet qu'il avait écrit en collaboration avec Georges Neveux (musique de Dutilleux, chorégraphie de Roland Petit, 1953) de la jeune fille tombant amoureuse du loup, où le loup et la jeune fille apparaissent comme deux marginaux seuls capables de noblesse dans un univers de grossière bassesse. |
A lire : une passionnante conférence de Michel Martin-Sisteron, "L’animal et l'homme, l'étonnante aventure de la fable animalière", 7 décembre 2006. |