Leviathan, Joseph Roth, 1938

coquillage


La publication

C'est un petit récit de huit chapitres brefs qui compte parmi les tout derniers écrits de Joseph Roth. Il a été publié pour la première fois, en allemand, dans un journal d'exilés, à Paris, le Pariser Tageszeitung, en octobre et novembre 1938, sous le titre Der Leviathan.
La traduction en français, si l'on en croit les éditions Sillage, aurait précédé cette publication ; due à la traductrice habituelle de Roth, Blanche Gidon, elle aurait paru en deux livraisons dans l'hebdomadaire La Lumière, en septembre 1936.
Une autre traduction est proposée par les éditions du Seuil, en 1996, sous le titre Le Marchand de corail, la nouvelle donnant son nom au recueil qui la contient. Le traducteur, Stéphane Pesnel, reprend et révise la première traduction.

Le titre

Enfin, les éditions Sillage, sous son premier titre, Léviathan (amputé il est vrai de son déterminant), en proposent une nouvelle traduction de Brice Germain. C'est celle qui a été choisie ici, en particulier parce que ce titre fait sens. Le Marchand de corail renvoie à une réalité commerciale qui existe, certes, dans le récit, mais est loin d'en faire l'essentiel. Léviathan est un titre ambigu qui évoque des imaginaires multiples, tous à l'oeuvre dans le texte, mais dont le lecteur va découvrir qu'aucun n'est proprement celui du personnage qui introduit ce mot dans l'histoire.
Le plus prégnant est celui de l'Ancien Testament qui, en particulier dans le "Livre de Job", le fait décrire par Dieu lui-même comme le symbole de sa toute puissance ("Livre de Job", XLI, traduction de Lemaître de Sacy, Laffont-Bouquins, 1990) : "Son corps est semblable à des boucliers d'airain fondu et couvert d'écailles qui se serrent et se pressent." (41, 6) ; pourtant dans le livre des Psaumes, il paraît beaucoup moins inquiétant, puisqu'il a été créé pour se "jouer" dans l'étendue de la mer (103, 28). Il est vrai aussi que dans les représentations médiévales (bas reliefs d'églises), il représente, avec sa gueule ouverte, la porte de l'enfer et qu'il est alors considéré comme le nom même du mal, pour la raison peut-être que sa description dans "Le Livre de Job" s'achève sur "c'est lui le roi de tous les enfants d'orgueil."
Mais le terme a élargi ses significations, en particulier avec Thomas Hobbes, philosophe anglais (1588-1679) qui l'a utilisé comme titre de l'un de ses essais, en 1651. Son "Léviathan" est l'Etat, un Etat fort, qui a quelque chose à voir avec l'animal décrit dans le "Livre de Job" par sa toute puissance, laquelle lui est déléguée, chez Hobbes, non par Dieu mais par les hommes. Dans la mesure où l'état de nature est celui de la guerre permanente, pour assurer leur sécurité les individus se démettent d'une part de leur liberté au bénéfice d'une entité les dépassant et les protégeant. Ce "léviathan"-là, avec le temps, n'a pas laissé de devenir aussi quelque peu inquiétant, sa croissance paraissant sans frein, au détriment des "poissons" qu'il est censé protéger.



Joseph Roth, 1938

Joseph Roth, à droite, et des amis au café Le Tournon, à Paris, vers 1938.
Léviathan a probablement été écrit là comme tout ce qu'il écrivait alors.



Leviathan, Moyen Age
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Hortus delivarium, vers 1180-95, Le Christ péchant le Léviathan.



Une expérience de lecture particulière

Le livre ouvert, le récit lu, le lecteur se retrouve pour le moins déconcerté. Il a tout compris, bien sûr, l'écriture de Roth est limpide, sans jamais un mot de trop, allant toujours à l'essentiel. L'histoire avance à grands pas. Le lecteur se laisse entraîner avec grand plaisir. Le personnage du marchand de corail, Nissen Piczenik, est sympathique, son histoire suscite l'empathie ; le monde dans lequel vit ce marchand de corail, dont la profession à elle seule est exotique, vendre du corail en plein milieu des terres, loin de toute mer, a tous les charmes de l'exotisme spatial (l'histoire se situe quelque part en Russie, dans la région de la Volhynie) et temporel (les événements se déroulent au début du XXe siècle, les personnages y parlent de la guerre russo-japonaise, 1904-1905 ; en 1938, c'est déjà bien loin, la Grande guerre a creusé un abîme avec ce passé).
Le livre refermé, le lecteur a l'impression d'avoir lu un conte. Il est, en effet, entré dans l'histoire par cette phrase "Dans la petite ville de Progrody vivait jadis un marchand de corail...." et il l'a achevée par l'intervention du conteur convoquant son propre témoignage et celui d'un autre pour garantir ce qui ne peut absolument pas l'être puisque relevant du seul imaginaire : "Pour ma part, je le crois de bon coeur, car j'ai connu Nissen Piczenik. Je peux garantir que les coraux étaient sa vraie famille, et les profondeurs de l'océan sa seule patrie."
La passion du marchand pour sa marchandise, sa perception poétique du monde marin et des coraux, sa naïveté (au bon sens du terme, sa simplicité, son naturel) les premiers éléments de sa description physique (sa rousseur et sa barbiche comme un varech qui l'identifie à une sorte de dieu des coraux), le récit des échanges marchands colorés et joyeux dans sa maison, contribuent fortement à cette impression.
Comme aussi y contribue l'assimilation de Janö Lakatos, le vendeur de corail artificiel, au diable et de la cupidité qui s'empare de notre pauvre marchand devant des bénéfices si aisés, à une tentation à laquelle il ne résiste pas.


Les indices spatio-temporels sont nombreux, en fait, mais si bien dispersés dans le récit que le lecteur y prend d'abord peu garde.
Il n'est jusqu'à une morale qui se profile au terme du récit. Le marchand qui n'a pas résisté aux tentations de la modernité en a été puni, sorte de mise en garde contre les dangers d'un monde nouveau régi par la recherche du profit et la fascination de la technique.
C'est alors, évidemment, que le lecteur se taxe lui-même de naïveté. Non, ce n'est pas un conte, pas davantage un apologue dénonçant le "progrès" dans ses dimensions délétères : faire passer le faux pour le vrai, tromper sur la marchandise, séparer les hommes au lieu de les réunir, les déposséder de la maîtrise de leur existence. Ce n'est plus dans le bourg où ils vivent que se prennent les décisions qui vont modifier la vie des uns et des autres, c'est à New York, à Saint-Pétersbourg, dans des capitales dont ces hommes sont bien éloignés, dont ils ne savent rien mais dont dépend leur vie et leur mort.
C'est plutôt une fable philosophique sur le temps, l'histoire, les contradictions humaines aussi, lesquelles incluent la mémoire et ses ruses.
Les deux premiers chapitres racontent un temps sans temporalité. La vie de Nissen se déroule dans l'harmonie à la fois de son univers intérieur (sa vision de la mer, des coraux et du Léviathan, le poisson de l'origine qui veille sur eux) et du monde autour le lui, les échanges avec les paysans qui achètent ses parures de corail mais sont davantage des "hôtes" dans sa maison que des clients. Nissen est juif, mais cela ne semble guère compter ; l'information est donnée comme en passant au même titre que la rousseur et la barbiche.
Le temps fait irruption dans le troisième chapitre, avec les conversations autour de ce que rapportent les journaux (la guerre russo-japonaise) et l'arrivée du fils du "marchand de futaine, Alexandre Komrower", qui fait son service militaire "depuis trois ans", dans la marine russe. Tout d'un coup, Nissen a un âge : "quarante-cinq ans", et le monde poétique de la mer prend, à travers ses conversations avec le jeune homme, une autre dimension, celle d'une réalité concrète, bateaux, ports, des savoirs accessibles et d'autres qui ne le sont pas. Pour la première fois, Nissen sort de son monde pour entrer dans l'inconnu, d'abord l'auberge en marge du bourg où il boit et où il fait une étrange expérience : "Il se passa encore autre chose qui glaça d'effroi Nissen Piczenik. Lui qui n'avait aucunement l'habitude de penser en images eut un instant l'impression que sa secrète nostalgie des eaux et de tout ce qui y vivait et s'accomplissait sur et sous elles remontait à la surface de sa propre vie, tout comme il arrive de temps à autre qu'un animal étrange et précieux, originaire du fond des mers où il a l'habitude de vivre, remonte jusqu'à la surface pour une raison inconnue." Puis Odessa, avant de penser à émigrer.
A partir de là, le monde de Nissen perd son caractère idyllique. Au fil du temps qui passe, l'été, l'hiver, le printemps, cet univers si joyeux et si convivial montre progressivement ses failles. Les "hôtes" manifestent leur âpreté dans le marchandage, "ils avaient toujours à l'esprit qu'il était juif", Nissen lui-même définit ces transactions comme un combat. Les superstitions qui pouvaient apparaître comme une vision poétique du monde (les coraux comme protecteurs contre les dangers invisibles) vont se dévoiler pour ce qu'elles sont, de dangereuses conceptions du monde et la diphtérie qui décime les enfants devient une malédiction : "le bruit courut que les coraux de Nissen Piczenick de Progrody causaient le malheur et la maladie." dont la conséquence immédiate est l'ostracisme du marchand.
Les relations humaines cessent d'être simples et transparentes, le passé s'annule devant le présent, celui de la peur (la diphtérie) ou celui de la séduction (la boutique du nouveau marchand où les chansons ne sont plus celles des jeunes filles travaillant, mais celles d'un phonographe). Les paysans font davantage confiance à la nouveauté qu'à leur expérience et le mépris avec lequel les traite le nouveau marchand de faux corail, "les paysans ne remarquent rien, ni ceux de Hongrie, ni encore moins ceux de Russie", n'est pas absolument injustifié. Nissen est condamné par le temps et l'histoire, il appartient à un monde "fini", ce que le jeune Jenö Latakos lui dit tout net "Vous êtes de la vieille génération [...], et, pardonnez moi l'expression, vous retardez quelque peu" et de conclure "D'ici un an, vous aurez perdu tous vos clients à cause de ma concurrence. Et vous pourrez retourner au fond de la mer avec votre vrai corail, là d'où viennent vos belles petites pierres."
Formule évidemment prophétique. Le temps finit même par s'inscrire dans une date "le 21 avril" quand il embarque à Hambourg et "quatre jours" après quand le bateau (portant l'ironique nom de Phénix) fait naufrage.



Odessa, 1904
Le port d'Odessa, en 1904.

Le personnage de Roth le perçoit comme "le port rayonnant aux eaux bleues et aux nombreux navires d'un blanc nuptial." (un univers idyllique que contredisent les savoirs du lecteur qui se souvient de la révolte du Potemkine, en juillet 1905, et du massacre qui s'ensuivit.)




corail
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Corail rouge


Ainsi, le lecteur peut-il avoir l'impression que le récit lui donne une leçon d'amertume. Le temps passe, inscrit dans une histoire pour laquelle les individus ne comptent pas, elle va, rien ne peut la contrer, elle se meut plus tard en récits disant une certaine vérité à travers des fictions, ainsi du conte sur Catherine II rapporté par le jeune Komrower, ou l'histoire même du marchand de corail avec ce souvenir d'un passé de bonheur, paradis perdu comme tous les paradis, mais elle traite les vivants selon leurs capacités d'adaptation aux mutations, et "malheur aux vaincus" est une leçon connue depuis la Rome antique.
Dans ce contexte, Nissen Piczenik apparaît comme une victime des circonstances, comme sa femme morte d'être tombée dans la rue par moins quarante, ou les enfants morts de diphtérie (se rappeler que jusqu'à la mise au point d'un vaccin dans les années 1920, elle est une des causes les plus fréquentes de la mortalité infantile).
Toutefois, le lecteur n'arrive pour autant pas à se détacher de cette histoire en raison de son personnage.

La figure de Job

Il y a dans ce petit marchand juif qui rêve d'une mer qu'il n'a jamais vue, une dimension qui dépasse son triste destin, que le conteur transfigure dans ses dernières lignes, lui permettant de rejoindre la créature de l'origine (le Léviathan), dans son royaume maritime, pour attendre la fin des temps. Mais il y a plus.


Excursus : le Livre de Job. Composé de 42 chapitres, il appartient à l'Ancien Testament, et pour ce que nous en disent les érudits, l'histoire trouverait son origine vers 450 avant J.-C, sans doute dans le nord de l'Arabie ou le sud-est de la Mer Morte.
Job est, en tous cas, très vite devenu une figure de l'imaginaire, celle de la souffrance, de l'injustice, da la misère, ce dont l'expression "pauvre comme Job" témoigne encore dans la langue française ; la dernière partie du récit étant le plus souvent oubliée.



Job est un homme droit et bon qui craint Dieu et fuit le mal. Mais Satan (l'esprit qui toujours nie) considère qu'il est facile d'être juste lorsqu'on est riche. Dieu lui permet alors d'ôter tous ses biens à Job, y compris ses enfants. Job s'incline, mais Satan ne se sent pas battu et argue que tant que sa vie n'est pas menacée un homme n'a aucune peine à être juste. Dieu lui permet alors d'affliger Job, mais sans lui ôter la vie et le voilà atteint d'une effroyable plaie et "Job s'étant assis sur un fumier, ôtait avec un morceau de pot de terre la pourriture qui sortait de ses ulcères." Objet de répulsion, il se lamente et trois de ses amis tentent de le convaincre qu'il a dû pêcher sans le savoir, mais Job s'en défend (III-XXXI). Intervient alors un jeune homme, Eliu, qui l'accuse de blasphème, ne persiste-t-il pas à se dire "juste" ce qui est implictement accuser Dieu d'injustice ? (XXXII-XXXVII)
Dieu intervient alors lui-même, "Alors le Seigneur parla à Job dans un tourbillon..." et son discours met en opposition la grandeur incommensurable de la divinité (créatrice du ciel, de la  terre, des créatures dont le Béhémoth et le Léviathan). Job s'incline, est pardonné et devient plus riche qu'avant.



Si Nissen Piczenik paraît aux yeux du lecteur contemporain comme une victime de l'évolution des temps, des changements dans les modes de vie, la question de sa responsabilité n'est pas plus évacuée pour lui que pour Job qui est la figure à laquelle il se superpose, en partie. L'aspiration au changement est en lui aussi. Dans le "Livre de Job", les amis du personnage le mettent en cause car il se dit "innocent" mais n'est-ce pas parce qu'il ne voit pas ses fautes ? n'est-ce pas par orgueil qu'il met en cause l'injustice divine ? Peut-il y avoir une injustice divine ? Et Nissen, dès que sa passion prend le dessus dans la rencontre avec le jeune marin commence à ne plus respecter vraiment les règles de conduite qui étaient les siennes. Il néglige ses devoirs religieux, il se compromet dans une taverne mal famée où il boit en compagnie de marginaux, il s'irrite contre son épouse, il éprouve même de la haine à son égard ; et lorsqu'il est à Odessa, il oublie tout à fait "les devoirs quotidiens d'un juif de Progrody". De retour chez lui, il ne pense qu'à repartir en faisant, pour la première fois le compte de ses richesses. Lorsque Janö Lakatos lui prédit sa ruine s'il ne s'adapte pas, il se laisse tenter et non seulement vend du faux corail mais le mêle au vrai (ce qui signifie qu'il gagne plus : "C'est de cette manière que Nissen Pizcenik surpassa Janö Lakatos de Budapest.") Lorsque ses clients se détournent de lui (après la mort de l'enfant — dont il n'est certes pas responsable), que sa femme meurt, il se réfugie dans l'alcool, la compagnie de jeunes prostituées et perd à la fois le respect de lui-même (il ne prend plus soin de lui, devient sale et dépenaillé) et celui de ses coreligionnaires. Sa solitude intérieure (du temps de ses rêves d'océan) se double maintenant d'une solitude extérieure. Comme Job, il est passé de l'état de bonheur à celui du malheur total, ayant tout perdu et abandonné de tous. D'une certaine manière, ces malheurs accumulés peuvent apparaître comme une punition (au moins sous un regard religieux) pour les écarts plus ou moins visibles commis par Nissen par rapport aux normes de Progrody.
Mais alors si Nissen est coupable, tous les hommes le sont, parce que créatures de désirs, de songes, d'élans, d'aspirations. A Odessa, Nissen admire la merveille qu'est la longue vue qui amplifie la capacité de l'oeil. Or la longue vue appartient au même monde de la science et du progrès qui fabrique le corail de celluloïd.
En 1924, dans La Rébellion, Roth dessinait un autre Job, Andreas, un "homme simple et droit de coeur" qui "craignait Dieu et fuyait le mal" (Livre de Job, I,1, traduction de Lemaître de Sacy) dont le modeste petit bonheur était totalement détruit par la mauvaise humeur d'un bourgeois. Comme Job, Andreas se révoltait contre cette injustice flagrante, mais pas davantage que Nissen, il ne parvenait à échapper à la toile d'araignée où la société prend les êtres sans défense. La dénonciation était alors politique, presque 15 ans plus tard, le récit constate l'enchevêtrement des causes, montre les effets destructeurs du capitalisme (le règne du profit, l'argent roi), mais constate aussi que chacun y participe selon ses moyens. S'il reste quelques traces de "Joseph le Rouge", elles sont très discrètes. La question se déporte plutôt sur l'homme et ses désirs.
Ce n'est que de la littérature (Grâces en soient rendues à l'écrivain), rien n'est tranché. Le poète aussi est un découvreur de mondes autres, d'ailleurs. Le poète arrache à l'ici et maintenant. L'homme est pris dans ses désirs contradictoires qu'il ne parvient sans doute jamais à harmoniser. Que rien ne change, que tout soit aussi beau que notre mémoire nous le fait croire dans un passé de toutes les façons perdu puisque l'homme vieillit ; que tout change et qu'il soit possible à un petit juif du fin fond de la Volhynie de devenir marin... ou poète.
Le Léviathan est là, en nous et hors de nous, poisson protecteur ou monstre, qui le sait ? les deux à la fois, sans doute.



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