Une transaction secrète. Lectures de poésie, Philippe Jaccottet, Gallimard, 1987

coquillage




« Pourquoi écrire ? Le langage est ce qui s'oppose au déferlement de l'illimité. Devenir des mots pour les choses, c'est aussi "paraître gagner un sens" (on ne saurait dire plus sans tricherie) » (p. 252)



L'organisation du recueil

Le recueil,  publié en 1987, regroupe et organise 42 articles (Jaccottet dit "chroniques" dans son Avertissement) dont le plus ancien date de 1954 et le plus récent de 1985. Ces articles sont distribués entre six parties dessinant un territoire poétique à partir duquel on peut tenter d'élaborer une conception de la poésie. Elle est d'abord un dialogue avec des poètes, à la fois semblables puisque le poète se reconnaît en eux et autres dans la mesure où il identifie ce qu'il n'est pas, ne peut être, ou ne veut être, dans le même mouvement, pour déboucher sur ce qu'il intitule "Eléments de poétique" qui tire, d'une certaine manière, "leçon" de ces confrontations.
I. "De Scève à Hopkins" : 11 chroniques dont 3 consacrées à Hölderlin.
II. "L'Orient limpide" : une seule chronique, isolée, célèbre les haïkaï, soulignant l'importance de cette rencontre pour le poète. L'article, rédigé en 1960, marque une étape dans la poésie de Jaccottet qui y trouve une manière quêtée depuis longtemps, celle de la concision, en même temps que de la résonance à partir de l'infime, du détail le plus banal, de l'immense.
III. "Cinq contemporains étrangers" : 8 chroniques dont 2 pour Rilke et 3 pour Ungaretti. Le point commun entre ces cinq poètes (Rilke, Ungaretti, Mandelstam, Celan et Ingeborg Bachmann) se trouvant dans le fait que Jaccottet les a traduit.
IV. "Trois proches" : Jean Paulhan, Marcel Arland et André Dhôtel, dont les quêtes sont proches, en effet, de la sienne et qui ont été ses amis.
V. "Poètes français et romands" : 13 chroniques dont 2 consacrées à Crisinel et 2 à Tortel.
VI. "Eléments de poétique" : 7 textes dont les trois premiers sont des discours de remerciements pour des prix et se présentent, un peu, par là même, comme des bilans et des réflexions ponctuelles, au sens où elles marquent le point où en est arrivé le poète dans son cheminement (1956, 1971, 1972) et les quatre suivants des réflexions sur son propre travail. Le dernier est consacré à "la suite de poèmes intitulée A la lumière d'hiver".

Le poète

En conclusion de son discours de remerciement pour le prix Rambert, en 1956, Jaccottet peignait ainsi le poète :




Il se verrait plutôt, ce poète, dans une cave que sur des tours ; sans ornements royaux, mais vêtu comme n'importe quel homme soucieux; chaque année plus oublié, plus enseveli par l'obscurité grandissante ; ne parvenant qu'à grand peine à préserver la flamme d'une bougie de quelque tempête soufflant dans son souterrain avec rage et sans relâche. Certes, ce n'est plus le Soleil qu'il fut peut-être au commencement; ni un Fils du Soleil ; ni même un Porte-flambeau ou un Phare ; tout juste une espèce de vieux Chinois anonyme, peignant dans une cave à la lumière d'une bougie, appliqué à figurer sur sa page peut-être une montagne, une cascade, ou un visage de femme ; et il rêve cette montagne, ces eaux, ces yeux si merveilleusement, si parfaitement peints, avec une si fine, si pure, et si modeste perfection que, s'il tendait cette page à un voisin en difficulté, sur le point de mourir et se débattant, cet homme, examinant la page terminée, sourirait d'un air d'intelligence et, la page dans la main comme un débris d'un nouveau Livre des Morts, passerait sans peur ni regrets le seuil du très sombre espace qui l'attend pour l'engloutir ou le changer.




C'était déjà le représenter en solitaire solidaire, dans une caverne rappelant celle du mythe, à cette différence près que le poète n'est pas le philosophe dénonçant l'illusion des ombres, mais celui qui par ses gestes figure, rend sensible, visible, la beauté du monde qui est aussi le sentiment profond d'une harmonie, si bien qu'à soi seule, cette beauté devient viatique pour entrer dans le "grand peut-être".
Au cours des années, certains aspects de ce portrait du poète en vieux Chinois se sont modifiés mais, dans l'ensemble, l'image continue à définir assez bien le travail de Jaccottet.

La voie d'Orphée

L'aventure poétique parce qu'elle est difficile à définir s'appuie volontiers sur le mythe pour se formuler. Ce n'est pas que Jaccottet le fasse mais le lecteur ne peut s'empêcher d'y songer tant revient avec constance dans la réflexion, comme dans l'oeuvre, de Jaccottet, sinon comme origine, du moins comme source, racine, socle, tous termes approximatifs, certes, pour dire comme d'un tréfond d'où vient le chant, l'expérience vécue d'une souffrance, douleur physique ou spirituelle, qu'il reconnaît chez les poètes qu'il admire (Rilke, Hölderlin, Scève, Mandelstam, etc.), comme il en reconnaît la présence en lui-même ainsi qu'il le relate dans son discours de remerciement pour le prix Montaigne : "[...] l'oeuvre à faire [...] commence chaque fois à partir d'une incertitude profonde, d'une sorte d'état obscur, confus, d'un manque, presque d'un égarement" (p. 305) ; sentiment que tout un chacun peut éprouver épisodiquement, mais qui pour le poète est continu, matriciel et qui exige d'inventer une issue. Cette souffrance n'est d'ailleurs pas toujours définissable, malaise vague, décalage, comme une aspiration douloureuse à on ne sait quoi, un sentiment d'incomplétude, un besoin d'air. L'image de la cave, du souterrain, de la tempête, dans le texte cité plus haut, traduisent cette expérience d'étouffement, ce besoin de respiration et rejoint cette formule de la poétesse russe, Marina Tsvetaeva (1892-1941): "La poésie partant de la terre, c'est le premier millimètre d'air au-dessus d'elle." (citée par Fabrice Midal, Pourquoi la poésie. L'héritage d'Orphée).
La poésie ne se donne que dans cette traversée d'une obscurité, une plongée dans le monde des morts, comme l'attestent le premier texte publié, Requiem (1946, même si Jaccottet continue à le penser comme sous influence et donc comme prélude, plutôt qu'oeuvre véritable) aussi bien que la dernière partie de L'ignorant, intitulée "Le livre des morts", sans parler des Leçons, et de manière récurrente dans toute l'oeuvre poétique, à commencer par le premier poème de L'Effraie où l'entrée dans le jour est constat de la mort en nous "Et déjà notre odeur / est celle de la pourriture au petit jour, / déjà sous notre peau si chaude perce l'os [...]".
Il semble que, pour lui, le poète ne trouve sa voix qu'en suivant cette voie, celle d'Orphée, descente et traversée de l'ombre, seule route pour atteindre la lumière, comme si ce n'était qu'en traversant les ténèbres que pouvait se reconnaître la lumière,  traverser ou sortir, même très provisoirement, de cette nuit primordiale, qu'il identifie chez Novalis. Expérience de la perte, expérience des limites comme il le note aussi en parlant de Gongora, en 1974 : "D'un côté, en face de nous, contre nous, il y a quelque chose de sans limites et de tout puissant: l'océan, l'air, le désert, la nuit, quelque chose d'admirable et d'effrayant, qui est aussi l'oubli, la mort, le vide, le nada. De l'autre, il y a nous, les limités, les créateurs de limites, nous [...]" (p. 26)
Souffrance qui est celle de la condition humaine, les hommes, minuscules créatures perdues dans l'univers, mais aussi chaque homme dans son isolement fondamental ("On meurt toujours seul", comme le disait un des héros de L'Espoir, Malraux, 1937) et qui semble être, dans l'oeuvre de Jaccottet, assez proche de celle que dessinait Camus, dans Noces, par exemple, en la nommant, lui, l'absurde: l'impossibilité de trouver un sens à l'existence humaine lorsqu'aucun dieu n'est plus là pour la garantir. C'est bien ainsi, par ailleurs, que dans le "Remerciement pour le prix Rambert", Jaccottet l'exprimait:




Le seul fait que nous soyons ici, les pieds sur cet astre impliqué dans une incompréhensible horlogerie à explosions, nous autres, nous, paquets mal ficelés dont on ne comprend pas comment le contenu ne s'est pas déjà cent fois échappé, que nous ayons trouvé une place dans ces mécanismes, ce seul fait devrait en réalité largement suffire à nous remplir de stupeur pour le restant de nos jours.





Ainsi, la poésie n'est-elle pas une expérience, au sens événementiel du terme, mais un mode de vie, une manière d'être, ce que Jaccottet résume en citant Ungaretti qui définissait la poésie comme "une belle biographie", formule qu'il commente ainsi, en soulignant, " l'épanouissement de la vie essentielle dans le langage réduit à l'essentiel" (p. 203), ou faisant l'éloge de Marcel Arland en recopiant ces mots de ce dernier, tirés de  Je vous écris..., auxquels le lecteur sent toute son adhésion : " La plus tenace de mes passions et la plus anxieuse, la seule peut-être, ce fut de chercher partout : en moi, au fond des autres, dans la moindre parcelle du monde — une vie véritable."



Mesure et démesure:

Dans les ténèbres, le poète découvre le "sans-mesure de la vie", l'illimité, tout ce qui nous déborde et nous écrase dans le même temps. Mais il éprouve aussi des sensations, fugitives mais intenses, qui rendent la vie possible, c'est-à-dire qui lui font ressentir une plénitude née d'une soudaine mesure de la démesure : "Comme si dans l'obscurité impénétrable de notre condition s'ouvraient des passages, je ne puis mieux dire, des perspectives par où pénétraient de nouveau un peu de lumière, un peu d'air." ("Remerciement pour le prix Montaigne", p. 313) ou, à propos de Marcel Arland, "Il semble que l'expérience la plus profonde de beaucoup de ceux qui, aujourd'hui, ont encore le temps et le souci de méditer sur leur aventure ait été celle-là, si frêle, et pourtant plus certaine que toutes les autres : des instants, inespérés, qui disent que la vie est bonne, que la beauté n'est pas un leurre, qu'il doit y avoir un ordre, une plénitude à saisir. » (p. 204).
C'est à partir de ces moments que le poète peut atteindre des "vérités", traces de ces instants vécus qui "s'inscrivent sur la page comme des expressions définitives, irrécusables, comme d'éblouissantes évidences." ainsi qu'il en loue la rencontre dans la poésie de Maurice Scève. Respirer c'est parler, d'une parole vraie, authentique, d'une parole mesurée par laquelle il semble rejoindre la réflexion de Lacan affirmant qu' "on ne sait jamais ce qui peut arriver à une réalité jusqu'au moment où on l'a réduite à s'inscrire dans un langage." (Séminaire, livre II, Seuil, p. 280).
Car si le langage peut être fallacieux, tourbillonner lui aussi dans une sorte de démesure,  les poètes peuvent en savoir l'usage exact et alors, comme le notait Paul Eluard "Pas une erreur, les mots ne mentent pas." (L' Amour, la poésie, p. 232)
Il semble, à en croire Jaccottet, qu'il ait tâtonné vers cette maîtrise et que la découverte des haïkaï japonais l'a aidé à en trouver la voie en même temps que la voix. Il reconnaît dans ces brefs poèmes, en effet, la saisie d'une vérité "si légèrement saisie, en quelques mots : une de ces relations cachées entre des choses lointaines, parfois même insignifiantes en apparence, relations dont la découverte nous illumine au point, dans certains cas de changer notre vie." (p. 127) Tout y est posé : l'économie (quelques mots), la légèreté qui le conduit à réduire la part des images, à préférer les rythmes brefs, les formes courtes, et la mise en relation entre le limité et l'illimité que l'on retrouve souvent dans ses lectures d'autres poètes.
Il voit en Joubert, par exemple, dans un texte de 1966, lequel ne fut jamais que prosateur, un véritable poète, parce que ce dernier est "à la fois subtilement attentif au détail et capable de faire sentir l'ensemble jusqu'à l'immense." (p. 37), c'est aussi ce qu'il célèbre chez Ramuz, en 1971, ou chez  Pierre-Albert Jourdan,  en 1981.

Ecrire le poème

Le poème est une manière de caisse de résonance où se tendent les fils contradictoires de la démesure et de la mesure, raison pour laquelle il ne doit pas attirer l'attention sur lui, puisque sa fonction est d'ouvrir sur autre chose que lui ; ne se servir "du langage que pour faire sentir ce qui se passera entre ce regard et la lumière regardée." écrit-il à propos de Joubert (p. 38) Mais cette simplicité et cette transparence dans laquelle l'évident doit permettre la perception, la sensation du mystère, n'est pas une mince affaire. Se servir de la technique et en effacer la trace, dans la mesure du possible, exige une maîtrise rhétorique peu commune.
Jaccottet prête une grande attention aux mots à deux niveaux. Le premier reconnaît à certains mots le pouvoir d'être des "signes magiques", comme il le dit à propos de Scève, mais aussi de Shakespeare ("Sicile" et "Bohème", lui semblent tels dans Un conte d'hiver), c'est-à-dire de posséder des connotations nombreuses et stables dans le temps : les prononcer éveille des songes multiples. Le deuxième est celui des associations, le choix des mots doit être fonction de leur capacité à résonner ensemble. Toujours à propos de Joubert, il loue chez lui le choix de ses mots parce que "ces mots quelquefois ternes en eux-mêmes, grâce à leur mise en rapport se réchauffent et se mettent plus ou moins sourdement à vibrer." (p. 38)
Les vibrations naissent tout à la fois du sens des mots et de leurs sonorités : le rythme du texte va se créer de ces combinaisons des aigus et des graves, des consonnes et des voyelles, des allitérations.
Peu d'images, et les plus simples possibles. Il y aurait beaucoup à dire aussi d'une métrique qui joue à la fois de la contrainte, la mesure nécessaire, et de sa liberté puisque toujours là, mais se faisant continûment oublier.





Cette peinture chinoise et ces haïkai japonais se parlent par delà l'espace et le temps. Ces oeuvres illustrent aussi ce précepte de Jaccottet: l'attention au détail qui ouvre sur le mystère et l'immense.




oie sauvage

Lune froide et oie sauvage, Chen Zhifo (1898-1962)


Pour ceux qui sont partis
Pour ceux qui sont restés
Les oies reviennent
Soseki Natsume (1867-1916)

Sur le ventre de l'oie sauvage
Reflet de la lune
Le soleil s'est couché.
Shi Ki (1866-1902)

Pourquoi les oies sauvages ?



Les deux versions d'un même poème de Leçons peuvent servir d'exemple. De l'une (1969 reprise en 1971) à l'autre version (1977 reprise en 1994), le texte s'est allégé (il est plus court et ses rythmes plus brefs), sa dimension pathétique s'est évidée, creusée, portée par la contradiction entre les premiers vers et les derniers : "stupeur" et "tristesse" opposées simplement à "vertes, pleines d'oiseaux". Le "je" du poète a disparu, effacé en même temps que les images. Les deux derniers vers avec leur plus que parfait initial n'ayant pas été touchés qui faisaient résonner avec justesse le chagrin de la privation. La deuxième version donne à voir dans toute son étrangeté ce que personne ne peut partager, car le chagrin éprouvé devant celui qui meurt n'est pas, ne peut être, l'expérience de la mort. Et d'une certaine manière, on peut soupçonner que Jaccottet reprochait au premier texte d'en "faire trop", comme il le montre, par exemple, dans certains textes de Pierre-Louis Mathey ("A propos de Mathey, une hypothèse", 1972), de piéger l'attention du lecteur au lieu de lui montrer la voie.




Ce que je croyais lire en lui, quand j'osais lire,
était plus que l'étonnement : une stupeur
comme devant un siècle de ténèbres à franchir,
une tristesse ! À voir ces houles de souffrance.
L'innommable enfonçait les barrières de sa vie.
Un gouffre qui assaille. Et pour défense
une tristesse béant comme un gouffre.

Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs,
lui qui gardait les clefs de la maison.



Une stupeur
commençait dans ses yeux : que cela fût
possible. Une tristesse aussi,
vaste comme ce qui venait sur lui,
qui brisait les barrières de sa vie,
vertes, pleines d'oiseaux

Lui qui avait toujours aimé son clos, ses murs,
lui qui gardait les clefs de la maison.



Ainsi , le territoire de la poésie est-il celui des échanges : échanges entre les poètes, échanges entre le poète et le monde, celui qui l'environne comme celui qui le constitue, échanges entre le poème et son lecteur, ce que le titre énonçait, Une transaction secrète, emprunté d'une phrase de Virginia Woolf tirée de Orlando : "Ecrire de la poésie, n'est-ce pas une transaction secrète, une voix répondant à une autre voix ?" Secrète, certes, parce que le poète n'en saisit pas toujours clairement, lui-même, les arcanes, le poème se donnant plus souvent qu'il ne s'atteint, dans l'écoute la plus tendue à ce qui advient ; travail réel, mais souterrain, comme on dit d'une femme accouchant qu'elle est "en travail"; secrète aussi parce que le poème, dans sa densité, peut, de prime abord, paraître hermétique.  Mais aussi hermétique qu'elle puisse paraître, souvent en raison d'une apparence excessivement simple, ce qui n'est pas un paradoxe, la poésie de Philippe Jaccottet signe toujours avec son lecteur une transaction secrète.





A lire
: le cours de Jean-Michel Maulpoix sur la poétique de Jaccottet
Ethique et poétique de Philippe Jaccottet,  Maurice Elie sur Noésis.
A découvrir : une page documentaire sur les  haïkaï
A écouter et regarder : un entretien avec Philippe Jaccottet mené par les libraires de L'Arbre à lettres. le 31 janvier 2011, en cinq parties sur Dailymotion : 1. Traduire pour vivre ; 2. Trajectoire ; 3. Grignan, l'expérience du paysage ; 4. Variations sur les états de la lumière ; 5. De l'admiration motrice.




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