Guerre et paix, Léon Tolstoï, 1869

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A propos de Tolstoï, ce site contient
: 1. une biographie de l'auteur - 2. une présentation du Bonheur conjugal (nouvelle, 1859) - 3. La Sonate à Keutzer (1891) - 4. Anna Karenine (1877) -









Tolstoi

Photographie de Tolstoi vers 1868

Contextes : rédaction et publication.

     En 1863, lorsque Tolstoï entreprend ce qui deviendra Guerre et paix (ou La Guerre et la paix, c'est selon, puisque le russe n'utilise pas de déterminant), après avoir abandonné un projet sur les Décembristes, il vit dans sa propriété de Iasnaia Poliana avec la jeune femme qu'il a épousée l'année précédente (1862), Sofia Andreievna Bers. Il a déjà publié des récits, en particulier, les Récits de Sébastopol (1856) issus de son expérience militaire durant la guerre de Crimée. Il s'était engagé dans l'armée, comme son frère aîné Nicolas l'y avait incité, en 1851, pour aller combattre sur le front du Caucase et mettre un terme à ses dissipations de joueur frénétique. Les Cosaques (1863) sortiront de cette première expérience. En 1855, toutefois, il démissionne.
Si le roman sur les décembristes est abandonné, c'est sans doute parce que Tolstoï juge qu'il faut comprendre les racines de ce mouvement et qu'il les trouve, pour l'essentiel, dans la guerre de 1812 (invasion de la Russie par les armées napoléoniennes), comme en se penchant sur 1812, il sera contraint de remonter à l'année 1805 quand l'alliance de la Russie avec l'Autriche va conduire les troupes russes à affronter une première fois les armées françaises avec la défaite de la coalition à Austerlitz (2 décembre 1805). En octobre 1863, il écrivait "C'est un roman des années 1810-1820 qui m'occupe entièrement depuis cet automne", ce qui prouve qu'il n'avait pas encore totalement arrêté la période temporelle où il va faire évoluer un certain nombre de personnages, tous issus du monde aristocratique, confrontés à la fois aux nécessités de leur vie propre et aux impératifs du temps.
Il en publie la première partie qu'il intitule "1805", en feuilleton, dans Le Messager russe en février-mars 1865.
La deuxième partie, intitulée "La Guerre", est publiée, dans la même revue, de mars à mai 1866.
En décembre 1867, le roman est publié en trois volumes, contenant les deux premières parties, largement corrigées, et leur suite.
En mars 1868, paraît un 4e volume qui porte le titre "Guerre et paix" et développe le récit jusqu'à la fin de la bataille de Borodino (Moskova pour les Français, 7 septembre 1812, 26 août pour le calendrier Julien en vigueur pour les Russes).
Enfin, en janvier 1869 paraît un 5e volume et en décembre 1869, le 6e et dernier volume d'un roman qui, dans l'édition française de la Pléiade (traduction de Henri Mongault) ne compte pas moins de 1607 pages.
Mais l'aventure éditoriale ne s'arrête pas là. Le roman rencontre le succès et pour sa troisième édition, en 1873, il en est fait une édition abrégée dont toutes les réflexions sur la guerre, l'histoire sont éliminées, et dont tous les dialogues en français sont traduits en russe. Ce n'est qu'en 1888, pour la 5e édition des Oeuvres, que le roman retrouve son format originel de 1869.


Le roman est traduit en français dès 1879, en trois volumes, chez Hachette, par "une Russe", ensuite identifiée comme Irène Ivanovna Paskevitch.
D'autres traductions suivront jusqu'à celle de Henri Mongault, pour Gallimard, en 1944. C'est cette traduction qui est encore celle de la Pléiade.
Rappelons aussi la traduction de Boris de Schlœzer, pour le Club français du livre, en 1960. C'est cette traduction que propose la collection Folio.



Construction

      Le roman se déploie sur quatre livres et un épilogue. Livres et épilogue sont distribués en parties, elles-mêmes composées de chapitres, le plus souvent assez courts. Ni les livres, ni les parties, ni les chapitres ne sont titrés comme certains l'étaient au moment de la publication en feuilleton.
Le Livre I contient trois parties, pour un total de 68 chapitres. Il présente les lieux (Moscou, Petersbourg) et les personnages que le roman va suivre sur quinze ans, de 1805 ("au mois de juin 1805") à 1820 ("le  5 décembre 1820", Pléiade, 1990, p. 1514). Cette première partie alterne vie privée des personnages, relations sociales et familiales (1ère partie), et vie publique, la guerre (2e partie) et leur entrelacement (3e partie qui se termine sur la défaite d'Austerlitz, le 2 décembre 1805, chapitres XI à XIX).
Le Livre II avec ses 5 parties (98 chapitres) conduit le lecteur de 1805 à 1812 et, pour l'essentiel, s'intéresse à la vie privée des personnages, dans les deux capitales (la nouvelle, Petersbourg, et l'ancienne, Moscou) mais aussi à la campagne, dans les propriétés qui font la richesse de leurs possesseurs.
Le Livre III (trois parties et 96 chapitres) fait basculer le roman. C'est à partir de là que le narrateur intervient dans le récit pour réfléchir aux diverses questions que posent les relations d'expériences extrêmes comme une guerre, sur la possibilité d'écrire l'histoire sans l'altérer, sur la question des hommes, moteurs de l'action ou simples pions dans un jeu qui les dépasse. Si le récit, dans ses deux premiers livres, racontait la vie de quelques personnages que leur statut social (ce sont tous des aristocrates liés au pouvoir et à la Cour) met directement (de près ou de loin, d'ailleurs) en contact avec les événements historiques, le troisième livre et le quatrième sont un roman historique (événements réels, l'invasion de 1812, l'occupation de Moscou. Importante présence des personnages historiques dont les moindres ne sont pas Koutouzov et Napoléon soi-même) dans lequel agissent des personnages imaginaires permettant d'en éclairer situations et/ou sentiments, mais qui fait une large place aux populations concernées, soldats, paysans des villages ou habitants des villes, grandes ou petites.
Le Livre III se termine sur l'occupation de Moscou par les troupes françaises après la bataille de la Moskova (Borodino pour les Russes), le 7 septembre 1812 (26 août dans le calendrier Julien).
Le Livre IV (4 parties , 75 chapitres) alterne les chapitres consacrés aux personnages dans le monde civil et les événements du monde militaire où les envahisseurs fuient harcelés par l'armée russe et les raids de cosaques menant une guerre de partisans. Les événements miiitaires étant, de plus, commentés, par le narrateur.
L'Epilogue, enfin, sépare nettement les deux univers en accordant aux commentaires assumés par un "Je" (ce qui n'était pas le cas avant, quoique le narrateur utilisât souvent le "nous") une place prépondérante (les 4 premiers chapitres de la première partie et les 12 chapitres de la 2e partie). Le sort des personnages survivants occupe les chapitres V à XVI, en commençant par résumer ce qui s'est passé entre 1813 et 1820.





Géricualt

Théodore de Géricault, lithographie sur le sujet de la retraite de Russie (1812)


C'est une construction qui a désarçonné les lecteurs français de la première traduction, comme en témoigne Flaubert écrivant, le 21 janvier 1880, à Tourgueniev pour le remercier de lui avoir fait découvrir Guerre et paix: "Merci de m'avoir fait lire le roman de Tolstoi. C'est de premier ordre ! Quel peintre et quel psychologue ! Les deux premiers volumes sont sublimes. [souligné par l'auteur] Mais le troisième dégringole affreusement. Il se répète ! et il philosophe ! — Enfin, on voit le monsieur, l'auteur et le Russe, tandis que jusque là on n'avait vu que la Nature et l'Humanité. — Il me semble qu'il dit parfois des choses à la Shakespeare. — Je poussais des cris d'admiration pendant cette lecture — et elle est longue !
Parlez-moi de l'auteur. Est-ce son premier livre ? En tous cas il a des boules ! Oui ! C'est bien fort, bien fort !" (Correspondance, Pléiade V, p.790). Flaubert , dans sa correspondance avec ses amis, s'exprime souvent de manière crue.







Kardovski

Dmitri Nikolaïevitch Kardovski (1866-1943), illustration pour le roman de Tolstoï, le bal du 31 décembre 1809.

Les personnages

      Prince André Bolkonski, marié à Lise Meinen ("la petite princesse", gracieuse et futile), "fort beau garçon de taille moyenne, aux traits nets et froids", aide de camp du général Koutouzov au début du roman. Militaire qui rêve de gloire et dont le modèle est Napoléon. Il va changer beaucoup au cours du roman.
Il est le fils de l'irrascible Prince Nicolas Andreievitch Bolkonski, qui vit dans ses domaines de Lyssyia Gori (Les Monts chauves) avec sa fille, Marie et la dame de compagnie de celle-ci, une Française du nom d'Amélie Bourienne. Marie n'est pas belle, le narrateur souligne sa laideur en insistant sur la splendeur de ses yeux, lesquels expriment (au bord du cliché) la splendeur de son âme. Et de fait, Marie est foncièrement bonne. C'est un être profondément religieux (elle rêve de devenir une "errante" sur les routes russes en quête de soi-même et du bien) qui adore son père et son frère.
Pierre Kirilovich Bezoukhov, fils naturel du comte Cyrille Vladimorovich Bezoukhov, vieil homme qui se meurt au début du roman. Pierre est reconnu comme son héritier légitime et devient le plus riche parti de la Russie. Pierre a été élevé à l'étranger.  Il a 20 ans au début du roman, il est grand, fort, pataud, porte des lunettes et se sent perpétuellement déplacé. En quête du sens de sa vie et des choses. Esprit porté sur l'introspection, en même temps incapable de résister aux tentations offertes à un jeune homme riche. Tolstoi a mis en lui beaucoup de ce qu'il était au même âge. Pierre va progressivement se trouver, après avoir tenté bien des solutions, dont celle de la franc-maçonnerie, après aussi avoir vécu diverses expériences douloureuses liées à la guerre et fait un mariage malheureux.
La famille Kouraguine composée du père, le Prince Basile, intriguant ne reculant devant rien de ce qui peut lui servir. Il a trois enfants qu'il juge être des "imbéciles". Son fils aîné, Hippolite, est, en effet, un sot, dont on fait un diplomate ; son fils cadet, Anatole, est un débauché, buveur, coureur de jupons sans scrupules, joueur ; sa fille, Hélène, est une beauté, froide et égoïste, qu'il marie à Pierre Bezoukhov qu'elle trompera sans remords.
De nombreux autres personnages animent l'univers de Petersbourg. Leur présence plus ou moins passagère, n'en donne pas moins une épaisseur et de la crédibilité à l'univers évoqué, ainsi du salon de Anna  Pavlovna Scherer (Annette), "dame d'honneur favorite de l'impératrice Marie Fiedorovna" (c'est la mère de l'empereur Alexandre Ier).
A Moscou : la famille Rostov. Elle se compose du comte Illya Andreievich Rostov et de son épouse, Natalia née Chinchine,  qu'il nomme toujours "la petite comtesse". C'est un homme dans la cinquantaine, ouvert, généreux, qui n'aime rien tant qu'organiser dîners et fêtes, piètre gestionnaire de ses biens, il achemine sa famille vers la ruine. Sa fille aînée, Vera, est peu communicative, ses frères et soeurs la trouvent distante ; Nicolas (18 ans quand commence le roman), étudiant qui quitte tout pour s'engager, il sera de toutes les guerres entre 1805 et 1812 ; Natacha (13 ans quand commence le roman), une petite fille vive et gaie ; le petit dernier, Petia/Petroucha, une dizaine d'années au début du roman.




Isaac Illych Levitan

Isaac Illych Levitan (1860-1900), Bois en hiver, 1885 (Moscou, galerie Tietyakov)

Chez les Rostov, vivent aussi des commensaux : Sonia, leur nièce, orpheline que la comtesse a élevée. Très jolie brune de 16 ans, amoureuse de Nicolas. Anna Mikhailovna Doubretskoi, amie de la comtesse, veuve et pauvre mais pleine d'ambition pour son fils Boris pour lequel elle sollicite tout un chacun avec tant d'ardeur et d'insistance qu'elle parvient à ses fins. Boris Doubretskoi est tout aussi ambitieux que sa mère et fort intriguant, lui aussi. Il saura faire son chemin à la Cour.

Un roman historique

      A ces personnages imaginaires, il faut ajouter les acteurs de la situation historique : personnages pris dans les études historiques, les dictionnaires, les relations de l'époque. Il s'agit bien de raconter une époque (que Tolstoi n'a pas connue puisqu'u'il est né en 1828), en faisant le portrait (social et moral) de la société où ont vécu ses parents, en racontant des faits passés qui ont modelé, du point de vue de l'auteur, les traits du pays et de la société où il vit. Voilà pourquoi des personnages comme Koutouzov (vieux général en chef, "sage" en ce qu'il accepte de se plier aux événements), ou Mikhaïl Mikhaïlovitch Speranski, à l'origine de bien des réformes qui n'adviendront que longtemps après lui, avec lequel le prince André travaillera quelque temps, comme Napoléon et ses maréchaux (Davout, Murat, etc...) ont une part active dans le récit. Mais leur traitement par le narrateur les ramène à la condition humaine ordinaire. Car, il lui importe surtout, comme il le notait, bien avant d'entreprendre son roman, de comprendre l'implication des hommes dans les événements : "Chaque fait historique, il est indispensable de l'expliquer humainement et d'éviter les expressions historiques routinières" ou encore "Il m'importe plus de savoir de quelle manière et sous l'influence de quel sentiment un soldat en a tué un autre que de connaître la disposition des troupes à la bataille d'Austerlitz ou de Borodino". L'un n'empêche pas l'autre, mais l'accent porte surtout sur "les obscurs, les sans grades" (Victor Hugo), ceux que négligent les historiens même si leur nom s'est conservé, comme Dokhtourov (1756-1816), toujours en première ligne ou Konovnitsyne, qui sera, plus tard, en 1815, ministre de la guerre. Cela ne l'a pas empêché de se documenter longuement et sérieusement, tout aussi bien dans les livres, d'historiens des deux bords (Thiers, en particulier), qu'auprès de témoins. Il a mêmeété visiter le champ de bataille de Borodino, en 1867.
Raconter la guerre ? mais comment ? Celle des historiens se fait avec des rapports, des chiffres, des dates ; celle des combattants, après, à l'instar du jeune Nicolas Rostov, s'enjolive d'elle-même pour intéresser les auditeurs ; mais la réalité du vécu ? Tolstoï dira lui-même à plusieurs reprises que c'est chez Stendhal qu'il a compris comment "raconter" la guerre dont il avait lui-même fait l'expérience ; sur le champ de bataille, le témoin ne voit exactement "pas plus loin que le bout de son nez", comme Fabrice à Waterloo (La Chartreuse de Parme). Ainsi Nicolas Rostov à Austerlitz, ou Pierre Bezoukhov, "touriste", ou le prince André, en première ligne, à Borodino.


Tourefois le roman historique a souvent des accents de pamphlet antimilitariste, à plusieurs niveaux. D'abord, en soulignant la distance entre les états-majors et les troupes avec ironie, voire de manière satirique : dans les états-majors, la parole, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est loin d'être performative, elle relève du bavardage, on tire la couverture à soi, chacun se sent meilleur stratège que les autres et l'objectif est, le plus souvent, d'attirer sur soi l'attention d'un grand personnage. A l'exception de Koutouzov (qui a bien d'autres défauts, mais que le narrateur privilégie pour son patriotisme) tous les autres grands personnages (et Napoléon, en particulier) sont en proie à une vanité débordante. reste, il est vrai, Alexandre Ier, que les jeunes Rostov (Nicolas et Pétia) idolâtrent, et qu'encense le narrateur comme l'incarnation, en somme, de la terre russe.
Ensuite parce que de la vie quotidienne des soldats ressort la dureté (souvent le froid, la faim, l'épuisement d'interminables marches, la maladie, typhus ou autres), parce que les champs de bataille sont de terribles boucheries (on pense au Candide de Voltaire, "boucherie héroïque") accumulant morts et blessés, parce que les conditions de la médecine sont plus que précaires aussi bien sur les champs de bataille qu'à l'arrière (cf. II, 2, 17).
Enfin, parce que, contrairement à ce qu'affirment les historiens, la guerre a sa propre logique qui échappe aux hommes, et les événements ne se déroulent jamais comme prévus. La grande force de Koutouzov consistant à laisser croire que ce qui advient était prévu donnant ainsi à ses troupes un sentiment de maîtrise assez entraînant pour aller de l'avant.
Tolstoï, sur ce plan-là, semble anticiper sur l'affirmation de Queneau : " "L'histoire est la science du malheur des hommes"  (Une histoire modèle, 1966), autrement dit, elle n'est qu'un regard rétrospectif, inventant cohérence et logique là où il n'y avait que chaos et incompréhension. Qui est vainqueur à Borodino ? Les Français qui vont occuper Moscou ? ou les Russes qui viennent de blesser à mort la Grande armée, comme le dit Koutouzov dans sa métaphore de la chasse ?
L'événement historique a eu des répercussions souterraines chez les individus dans la mesure où il a fait apparaître un nouvel acteur sur la scène russe : le peuple, pour user d'un grand mot vague mais évocateur. C. Nicolas Rostov, par exemple, deviendra un excellent gestionnaire de ses terres parce qu'il "écoute" ses paysans, entend leur expérience, "et il se mit hardiment à le diriger, c'est-à-dire à remplir vis-à-vis du paysan, ces mêmes devoirs dont il exigeait de lui l'exécution." (Epilogue, I, 7) Ce paysan et sa "sagesse" s'incarnent dans le personnage de Platon Karateiev, prisonnier des Français avec Pierre Bezouhkof, personnage simple, heureux de vivre, acceptant ses malheurs, plus soucieux d'autrui que de lui-même.
Ce monde de la Russie campagnarde que Nicolas Rostov découvre chez son oncle, au cours d'une chasse, dans la propriété familiale : sens de l'hospitalité, chants, danses, joie de vivre qui se poursuit avec la tradition des masques pendant les fêtes de Noël (II, 4, 3-12) et dont le narrateur, comme ses personnages, fait l'éloge.



"La dialectique de l'âme" (Nicolas Tchernychevsky)

     Certes, la peinture de la guerre dans sa turbulence, la réflexion historiographique qui l'accompagne, sont des points forts du roman, mais ce qui saisit surtout le lecteur dans l'art du romancier, ce sont ses personnages. S'il n'y a pas, à proprement parler, d'intrigue dans la roman, bien qu'il s'achève sur deux mariages (un des premiers titres envisagés par Tolstoï était "Tout est bien qui finit bien" comme la pièce de Shakespeare), il y a le déploiement d'un monde social avec ses interactions visibles et secrètes, il y a le temps et la durée qui transforment à la fois les êtres et les situations. Il y a aussi le monde extérieur, les villes, Petersbourg qui ne change pas, du moins dans sa partie aristocratique ; il y a Moscou qui change, l'occupation, les destructions, les vols, les pillages, les réfugiés et qui finit par se reconstruire, la force de vie s'imposant toujours ; mais aussi la nature, la campagne, celle de l'avant guerre, les domaines du Prince Bolkonski, ceux de Pierre où ses intendants lui jouent le jeu de Potemkine, lui faisant croire à des réformes qui n'existent pas ; celle du domaine des Rostov, Otradonoié, puis les campagnes ravagées par la guerre qui, elles aussi, à l'instar du vieux chêne admiré par le prince André, se reconstituent peu à peu, ainsi dans l'Epilogue voit-on les terres de Lyssyia Gory, prises en main par Nicolas Rostov, devenir tout à fait productives. La prose de Tolstoï se faisant lyrique à la fois dans le récit du narrateur comme dans les pensées des personnages dans ces évocations de la nature et de sa puissance vitale.
Le monde change mais les personnages aussi. Les enfants deviennent adultes, leurs centres d'intérêts changent, leurs comportements aussi. Le narrateur suit avec une grande attention toutes ces modifications qui font passer de la turbulence de la jeunesse (qui peut parfois finir mal), un tourbillon dégageant une atmosphère de joie, de rires (ainsi dans la maison des Rostov où la famille réunie est emportée par les élans des jeunes filles, de leurs frères, des cousins). Mais la vie qui voit grandir les jeunes voit aussi s'étioler les vieilles personnes, en raison de l'âge ou de chagrins. Le vieux Comte Bezouhkof s'éteint au début du roman, dans la pompe et sous la surveillance de sa famille proche ou lointaine ; le Prince Bolkonski meurt en 1812, chassé de sa maison par la menace frannçaise après avoir subi une attaque vasculaire cérébrale, le personnage autoritaire, voire tyrannique, n'est plus qu'un "petit vieillard", impuissant, quasi muet, mais qui finit par dire à sa fille, Marie, tout l'amour qu'il avait pour elle ; le comte Rostov mourra aussi, tout rapetissé. La mort des personnes âgées apparaît toujours comme un rétrécissment. La mort des êtres jeunes est différente mais tout aussi bouleversante, ainsi de la mort de la "petite princesse" en couches ; celle du jeune Petia sur le champ de bataille, "emporté" brutalement dans son élan ; czllz du Prince André, des blessures reçues à Bordino, après des semaines de souffrances.
Quelle qu'elle soit, la mort ou sa présence (Nicolas Rostov blessé ne voit plus qu'elle) est une dimension importante du roman, moins parce qu'il s'agit de guerre que parce qu'il s'agit de condition humaine. Mais la vie, sa puissance, aussi irrésistible que celle de la terre finit par emporter souffrances, regrets, douleurs, dans le passé.
Les amours enfantines n'ont pas grand chose à voir avec les élans adolescents et encore moins avec les amours adultes. Pierre, Natacha, Nicolas et même Marie Bolkonskaï en illustrent toutes les étapes. Non seulement le narrateur s'attache aux particularités visibles des personnages, leur apparence physique, leurs gestes, leurs paroles, mais il en suit avec attention le sous-texte à la fois grâce au monologue intérieur (les méandres d'une pensée souvent peu claire pour le personnage lui-même) et aux interventions du narrateur qui suggère ce qui n'est pas dit, par exemple sur la mort d'Hélène (un avortement qui finit mal ?) ou la soudaine violence du désir sexuel qu'Anatole Kouraguine éveille en Natacha sans qu'elle comprenne vraiment ce qui lui arrive.




Courbet

Gustave Courbet, Le Chêne de Flagey, 1864.

Le regard du prince André "émerveillé, s'arrêta sur un arbre qu'il ne reconnut pas d'abord. Transfiguré, le vieux châne semblait une pyramide de verdure luxuriante, pâmée sous la caresse du couchant. Disparus les membres tors, les bosses et les crevasses, oubliés la hargne et le sénile désespoir. De son écorce rude et centenaire jaillissaient à cru de jeunes feuilles si gonflées de sève qu'on se demandait comment ce patriarche aavait pau les mettre au monde, leur donner vie." (II, III, 3)



Pierre Pascal conclut son introduction au roman dans la Pléiade par ces mots "La Guerre et la paix est un monstre mal léché, sans unité, ne rentrant dans aucun genre ; que ce soit en mmême temps un chef-d'oeuvre de la littérature, non pas russe, mais universelle, c'est là le secret du génie de Tolstoï." On ne saurait mieux dire.




A consulter
: un document de l'UNESCO qui contient les notes du médecin personnel de Tolstoi (Douchan Makovitski), un article de Victor B.Chklovski "Grandeur d'un homme, contradictions d'une époque"
A écouter : lectures d'extraits du roman dans l'émission de Guillaume Galienne, "Ça peut pas faire de mal" (France inter, 9 février 2019)
A découvrir : un article de  Thierry Hentsch "Tolstoï, la guerre, l'héroïsme, sur la publication en français de la version courte (1873) du roman



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