Le Double, Fiodor Dostoievski, 1846/1969

coquillage


Il s'agit du deuxième roman de l'auteur. Les Pauvres gens commencé en 1844 après qu'il eut obtenu son congé de l'armée, réécrit trois fois, avait suscité l'enthousiasme de Nicolaï Nekrassov et l'approbation admirative de Vissarion Belinski. Sans doute encouragé par la réception chaleureuse de ces premiers lecteurs (comme celle de son ami Grigorovitch), quand Dostoievski s'attaque à son second roman, il ne doute pas de pouvoir écrire un récit susceptible de recevoir le même accueil. Mais ce ne sera pas le cas, bien au contraire. Cependant le roman sera publié, en même temps que Les Pauvres gens, en 1846. Les réactions du public, comme des critiques, seront les mêmes, succès du premier (publié dans le Recueil de Saint Petersbourg), échec du second (publié dns les Annales patriotiques).
Ce n'est qu'au XXe siècle que le roman trouvera des lecteurs attentifs et sera mis au rang des grandes oeuvres de l'auteur.
Nonobstant, le roman a été traduit en français en 1906, par Wladimir Bienstock et Léon Werth pour le Mercure de France. Dostoievski était déjà connu puisque Humiliés et offensés (1861) comme Crime et châtiment (1866) avaient été traduits en 1884, puis L'Idiot (1868), en 1887. La traduction (comme les traductions contemporaines ) se fonde sur la version réécrite du roman publiée de 1866, dont le sous-titre avait été changé : "Poème Pétersbourgeois" au lieu de "Aventures de Monsieur Goliadkine". Cette publication étant  considérée comme définitive.
En 1965, Gustave Aucouturier signe une nouvelle traduction pour le Mercure de France. C'est celle qui est actuellement disponible en Pléiade ou dans la collection Folio.






portrait de Dostoievski

Dostoievski, 1847, Konstantin Alexsandrovych Trutovski (1826-1893). Le peintre était son condisciple durant leurs études. C'est le premier portrait connu de l'écrivain. Trutovski appartenait au cercle de Petrachevski et échappa de peu à l'arrestation de 1849.

une histoire de fou

Titre
le titre, Le Double, est énigmatique. Double de quoi ou de qui ?
Enigmatique, certes, mais participant de l'air du temps. Le motif du "double" existe largement avant Dostoievski. D'abord à travers les succès de Hoffmann (par exemple, Le Reflet perdu, 1815 ou Les Elixirs du diable, 1815/16) qui, autant en Russie, qu'en France, vont jouer un rôle essentiel dans le développement du romantisme, puis, aussi, parce que la question de l'identité (Qui suis-je ?) depuis les bouleversements sociaux engendrés par la Révolution française et ses suites se pose plus ou moins profondément à tous. A preuve, l'année suivante, en 1847, au Danemark, Andersen va publier L'Ombre, un conte plutôt noir qui présente bien des points communs avec le récit de Dostoievski sans que, naturellement, il y ait eu communication entre les deux écrivains. Sans oublier le petit roman de Chamisso, L'Etrange histoire de Peter Schlemihl, 1814.
Le double, ou l'ombre, le reflet, le portrait, en peinture d'abord (cf. Le Portrait de Dorian Gray, Wilde, 1890), plus tard en photographie, alimentent bien des récits tout au long du XIXe siècle et certains écrivains en prolongent longuement les interrogations, par exemple Saramago (L'Autre comme moi, 2002/2005) ou Murakami, dans une grande partie de son oeuvre.
     D'une certaine manière, même si Frazer, dans Le Rameau d'or ("Tabou et péril de l'âme", traduit en 1927) attribue aux "sauvages" cette inquiétude relative à toute possibilité de visualisation de soi, ombre ou reflet, il s'agit d'une attitude très globalement partagée, ainsi les croyances populaires (y compris en Russie) qui faisaient de la rencontre avec son double un signe certain d'une mort prochaine. Inquiétude d'autant plus présente lorsque prendre conscience de son individualité devient une nécessité puisque les instances autrefois chargées de cette identification — ou assignation (famille, église, métier, cercle social) ne garantissent plus de certitude.
Cherchant à répondre à la question "qui suis-je ?", les romantiques découvrent que l'individu n'est pas un tout homogène, mais une complexité parfois incompréhensible à soi-même. Si l'on connaissait depuis longtemps, pour ne pas dire toujours, la dualité de l'âme (esprit) et du corps, ce n'est plus seulement une dualité qui se présente mais une multiplicité. Comment s'y retrouver ? Les écrivains font alors ce qu'ils savent faire mieux que personne, ils inventent des histoires qui explorent ces multiplicités.
Dostoievski s'empare de ces questions et même si le roman est mal accueilli, il conservera toute sa vie, la certidude d'avoir trouvé quelque chose d'important. En 1854, il écrit à son frère Michel : "Je n'ai jamais rien lancé dans la littérature de plus sérieux que cette idée..." Formule si importante pour lui qu'il la reprend, en 1877, dans Le Journal d'un écrivain.
L'idée qui informe le roman est celle de la complexité de l'individu que le romancier va objectiver, en quelque sorte, en projetant hors de la conscience du personnage, les divers courants de pensée qui le traversent pour en faire des personnages à part entière. Le débat intérieur se transformant par là-même en drame, au sens le plus originel du terme, celui d'action, mais porteur aussi des inflexions que lui donne le romantisme voulant que le drame (en tant que genre théâtral) associe sublime et grotesque (cf. La Préface de Cromwell, Hugo), à l'instar des oeuvres de Gogol.



Sous-titres
     A cet égard, le sous-titre de 1846, "Aventures de Monsieur Goliadkine", (comme Gogol avait titré ses Ames mortes Les Aventures de Tchitchikov) en clarifiait les dimensions puisqu'il fournissait un nom propre que l'on pouvait supposer du personnage principal et un contenu, "aventures", promettant de l'inattendu. En même temps désigner le personnage dans les termes de "Monsieur Godliakine" sonnait avec une certaine grandiloquence dénonçant l'ironie.
      En 1866, le sous-titre, "Poème petersbourgeois" renforce l'énigme, à la fois sur le plan générique, qu'est ce qu'un "poème" débutant par un incipit on ne peut plus réaliste dans sa formulation : "Il était tout près de huit heures, quand Jacob Pietrovitch Goliadkine, conseiller titulaire, sortit d'un long sommeil, bâilla, s'étira, se décida enfin à ouvrir tout à fait les yeux" ? et sur le plan du contenu puisque la seule indication est topographique, va-t-il s'agir d'un poème consacré à la ville ou d'une histoire qui, symboliquement, fournirait une image de cette ville, une histoire comme celle du "double" ne pouvant se dérouler que dans une ville comme Saint-Petersbourg (capitale de la Russie depuis 1712) ?
Faut-il rappeler que Gogol avait aussi défini Les Ames mortes comme "poème" et qu'il était l'auteur de nouvelles rassemblées ensuite sous le titre Nouvelles de Saint-Petersbourg ; nouvelles dans lesquelles des aventures pour le moins surprenantes et inquiétantes arrivaient à des personnages qui n'en pouvaient mais...
Organisation du récit     
     Il se développe en 13 chapitres, non titrés. Ce qui est raconté, par un narrateur omniscient, est ce qui advient à un personnage présenté dès l'inicipit, comme un petit fonctionnaire (il a le neuvième rang dans la hiérarchie militarisée organisant le service public dans la Russie tsariste). Le rythme du récit est resserré, tout se déroule sur quatre jours. Le premier (chap. 1 à 5), voit se mettre en place une "catastrophe" qui va faire basculer la vie du personnage et apparaître le double : "M. Goliadkine lui-même, un autre M. Goliadkine, mais tout à fait identique à lui-même... En un mot ce qui s'appelle son double sous tous les rapports..." (fin du cHapitre 5); le deuxième  jour (6-7), le personnage tente de s'accommoder de la situation, de se faire l'ami de cet inconnu qui non seulement lui ressemble trait pour trait mais porte le même patronyme ;  le 3e jour (8-9) est celui de la transformation du double en "ennemi" et le 4e (10-13) le glissement définitif de M. Goliadkine dans ce que d'aucuns appellent la folie.
L'histoire se déroule en novembre, dans une atmosphère qui redouble l'enfermement du personnage : "la nuit était affreuse, une nuit de novembre, humide, brumeuse, pluvieuse, neigeuse, grosse de fluxions, de fièvres, de grippes, de congestions de tous genres, bref, tous les dons du novembre petersbougeois" (chap.5) ou "Le temps était affreux ; il dégelait, il neigeait, il pleuvait... bref, exactement comme ce fameux jour où, dans l'horreur de minuit, avaient commencé tous les malheurs de M. Goliadkine" (chap. 12).


Repine

Iouri (Gueorgui) Ilitch Repine (1877-1954), Route d'hiver, 1931.


     Le premier jour des aventures se concentre sur une réception donnée chez le protecteur (ou ancien protecteur, ce n'est pas clair) de Goliadkine : Olsoufi Ivanovitch Berendieiev, vieil homme handicapé, père d'une jeune fille, par trop séduisante, Clara Olsoufievna. M. Goliadkine à qui la porte a été refusée s'introduit subrepticement dans le bal et va en être chassé. Dans le dernier chapitre, il est invité à se joindre aux invités de Olsoufi Ivanovitch mais en ressort accompagné d'un médecin avec lequel il part dans une voiture, suivi, un temps, d'une foule à la fois apitoyée et inquiétante.
Si bien que la construction du roman invite à s'interroger sur la réalité de ce qui est rapporté dans les chapitres 6 à 11. Il se pourrait que ces événements (bureau, disputes avec le double, lettres écrites et reçues) ne soient que des éléments du délire du personnage dans lequel il est plongé depuis le début. Progressivement, la lecture fait apparaître l'événement traumatisant, le refus de la demande en mariage de Clara fondé sur la mauvaise réputation de M. Goliadkine qui aurait déjà promis le mariage à une autre femme (Carolina Ivanovna qui a été sa loguese, un temps).
C'est donc bien une histoire de fou (à tous les sens de l'expression) que construit Dostoievski.




Magritte
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Le double secret (1927), Magritte (1878-1967). Centre Pompidou, Paris.

Ecrire la folie

      Le projet semble voué à l'échec. Comment, en effet, rendre compréhensible ce qui relève du délire, donc de l'inatteignable dans la rationalité, la logique du langage quand il vise à la communication. Et un écrivain, par principe, écrit pour être lu. Pourtant, cette gageure, Dostoievski va la soutenir avec brio même si, de fait, ses contemporains ont, pour beaucoup, trouvé le texte illisible, et lui-même le jugeait "raté" quoique (nous l'avons vu) continuant à défendre son "idée".
L'auteur, tout d'abord, installe un narrateur "omniscient" au sens où il sait tout de son personnage Goliadkine, au présent, car il ne le dote ni d'une famille, ni d'un passé, ni même d'un cercle de familiers ou d'amis. Il n'a auprès de lui qu'un domestique, Petrouchka, dont le nom est aussi celui de Tchitchikov (Les Ames mortes, Gogol). De Goliadkine, le lecteur ne connaît que ce qui est accessible via le double, comme "reflet" alors, de ses caractéristiques physiques ou de son origine provinciale, sans plus de précisions ; ou de ce qui ressort de certaines confidences du personnage à son médecin (Christian Ivanovitch Rutenspitz), au double lui-même, ou de l'échange épistolaire avec un collègue qui fut un ami, Nestor Ignatiévitch Vakhramieiev. Dans les cinq premiers chapitres, le narrateur suit le personnage et se comporte en narrateur réaliste (voire naturaliste) rapportant les gestes, mouvements, jeux de physionomie du personnage ; développant une longue, et souvent sarcastique, description, à la première personne, du bal en l'honneur de Clara. Il semble animé d'un certain esprit dénonciateur de ce qu'on appellerait la petite bourgeoisie, un univers de fonctionnaires soucieux de plaire à leurs supérieurs, de se présenter comme des personnages de "bon ton", de se donner des allures d'aristocrates.
Mais, dans le même mouvement, certains éléments de son récit sont déjà des marques de son identification au personnage ; par exemple, en décrivant le premier matin, tous les éléments du décor (murs, commode, chaises, etc.) "regardent" Goliadkine.



Gotting

Jean-Claude Götting, illustration du Double (Gallimard, 1989)

A partir du chapitre 6, le narrateur va épouser au plus près les émotions et sentiments du personnage, par exemple dans le récit du rêve (chapitre 10). Il poursuit ses soliloques, réemploie ses formules, en particulier "et ceci et cela" résumant pour Goliadkine la complexité inextricable de ce qu'il vit et ressent. Cette "identification" ne l'empêche pas, toutefois, de juger le personnage, voire d'émettre des hypothèses sur ses réactions comme s'il en ignorait la signification tout comme le personnage lui-même.
Ce narrateur, à la fois extérieur au personnage ("notre héros") et en tous points semblable à lui dans sa façon de s'exprimer, est, à sa façon, un double de Goliadkine, au même titre que l'individu que ce dernier identifie comme tel . Dans les instances de la psyché, Freud en ferait peut-être un surmoi, contrôlant les manfiestations du moi, réprimant et autorisant tour à tour, s'absorbant définitivement dans le "moi" du personnage dans l'explicit "Notre héros poussa un cri et se prit la tête à deux mains... Hélas ! c'était bien ce qu'il avait pressenti depuis longtemps !"
M. Goliadkine est le héros de cette histoire, celui à qui il advient, une nuit particulièrment difficile, de voir surgir son "double". Ce que le lecteur apprend de lui, nous l'avons dit, ne vient que de biais, mais dès le premier chapitre, il est un personnage problématique. Son comportement est incohérent (il semble se préparer à des festivités, se lance dans des achats qui tendraient à prouver qu'il entend monter un ménage, mais que, par ailleurs il ne règle pas), croisant son chef de bureau, il se damande que faire et de conclure "Ou bien faire semblant que ce n'est pas moi, que c'est quelqu'un d'autre, quelqu'un qui me ressemble à s'y méprendre", son voeu va se réaliser. Tout au long du récit, il oscille entre une surestimation de sa valeur (il répète incessamment qu'il est honnête, droit, ne "porte pas de masque" etc.) et un misérabilisme tout aussi profond, se traitant de "canaille" à l'occasion. Il passe une bonne part de son temps à se justifier, comme s'il était perpétuellement devant un tribunal.


Le double : identique sur le plan physique (à deux reprises le personnage croit se voir dans un miroir quand son double se trouve dans l'encadrement d'une porte) et porteur du même patronyme. Humble et soumis lorsqu'il apparaît, il prend progressivement une telle autorité qu'il devient l'authentique M. Goliadkine. Dit "Goliadkine le jeune", ou "Goliadkine cadet", pour être apparu après le premier, il manifeste, petit à petit, les caractéristiques d'un jeune homme ambitieux, séduisant son entourage, prenant des initiatives et déconsidérant (et même ridiculisant) son malheureux original aux yeux de ses confrères, comme de ses chefs. Il semble doté de l'élan et des certitudes faisant défaut à Goliadkine l'aîné, incarnant, par le fait, tout ce que dernier aimerait être sans y parvenir. Il extériorise toute l'agressivité de M. Goliadkine envers lui-même et envers les autres. Il est le personnage sans scrupule que l'autre lui-même n'a guère le courage de devenir, sauf lorsqu'il explose, par ex. lorsqu'au lieu de se réjouir de l'idée que la jeune fille qu'il convoite veuille fuir avec lui, il la fustige en pensée d'être si "mal élevée".

La mise en mots de la folie (et il n'est pas très utile de la dénommer précisément) qui emporte l'adhésion naît de l'extaordinaire tissage de toutes les émotions et sentiments qui traversent la psyché du personnage, rapportées sur ces trois niveaux différents, dans le récit du narrateur, soulignant des comportements irrationnels comme courir dans les rues de novembre la nuit, se cacher dans un débarras ou derrière un tas de bois dans une cour, dans les soliloques du personnage tournant en rond en tentant de donner du sens à ce qui lui arrive, dans les agissements malveillants du double. Si le récit est démembré, si les informations doivent être reconstituées, n'étant pas données dans un récit chronologique, si le rire est loin d'être absent dans cette mésaventure qui finit, eu fond, tragiquement, pour le personnage principal, les hôpitaux psyxhiatriques du XIXe siècle n'étant guère des villégiatures, tout cela concourt à l'écriture d'une oeuvre mémorable..

Dans ses Carnets, Dostoievski note :  "On me dit psychologue : c'est faux, je ne suis qu'un réaliste dans le meilleur sens du mot, c'est-à-dire que j'exprime toutes les profondeurs de l'âme humaine".
Il ira, certes, beaucoup plus loin, dans le reste de son oeuvre, néanmoins Le Double marque ses premiers pas dans un domaine dont il explore, tout premier, les possibilités.



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