Diadorim (Grande sertão : veredas), Guimarães Rosa, 1956 / 1991

coquillage





Albin Michel, 1991

Première de couverture de l'édition Albin Michel, 1991. Gravure de Poty (Napoleon Potyguara Lazzarotto, 1924-1998)

D'où vient le texte ?

     Il s'agit du troisième livre publié de Guimarães Rosa (Sagarana, 1946 / Corpo de baile, janvier 1956) et de son unique roman.
Comme les recueils de nouvelles qui l'ont précédé et les contes qui suivront, le roman est profondément enraciné dans la terre natale de l'écrivain, l'état du Minas Gerais et, en particulier, les territoires du nord (limitrophes de l'état de Bahia) et du nord-ouest (limitrophes de l'état de Goiás). Ces terres qui sont dénommées "sertões", pluriel de "sertão".
Un espace géographique semi-aride constitué de hauts plateaux à la végétation rare et rase, appelés "chapadas" (le mot vient de "chapa" qui désigne toute surface plane), troué de vallées extrêmement fertiles en raison de l'hydrographie, larges, elles sont appelées "veredas" parce que servant aussi de voies de communication (le premier sens du mot en portugais est "chemin", "route", "piste") ; les pentes qui font communiquer vallées et plateaux, sont nommées, localement, "resfriado" (refroidissement) car la température y chute considérablement par rapport aux plateaux.
C'est le paysage que décrit précisément Claude Levi-Strauss dans Tristes tropiques (Plon, 1955, p. 183) où il clarifie le sens du terme brousse qu'il emploie à la fois pour "mato" et "sertão : "Mato se rapporte à un caractère objectif du paysage : la brousse, dans son contraste avec la forêt ; tandis que sertão se réfère à un aspect subjectif : la paysage par rapport à l'homme. Le sertão désigne donc la brousse, mais s'opposant aux terres habitées et cultivées : ce sont les régions où l'homme ne possède pas d'installation durable. L'argot colonial fournit peut-être un équivalent exact avec «bled».
Parfois le plateau s'interrompt pour faire place à une vallée boisée, herbeuse, presque riante sous le ciel léger."
Ces régions sont essentiellement vouées à un élevage extensif.
      La traduction française de  Maryvonne Lapouge-Pettorelli (Albin Michel, 1991) est précédée d'un extrait d'une lettre de l'auteur à son traducteur italien, Edoardo Bizzarri (11 octobre 1963) qui explicite le terme "vereda" tel qu'employé dans la région du Minas Gerais où il s'oppose aux plateaux.
     Ces terres "sauvages" ont inspiré bien des écrivains, non seulement en raison de leurs particularités physiques mais surtout du cadre qu'elles ont fourni à divers événements historiques. Le plus célèbre répercuté par Euclides da Cunha, dans Os Sertões (1902, traduit en français sous le titre Hautes terres. La guerre de Canudos, par Jorge Coli et Antoine Seel, en 1993, pour les éditions Métailié) rapporte l'écrasement d'une population réfugiée sur le territoire de Canudos, dans l'état de Bahia. D'autres se penchent sur un quotidien difficile soumis aux aléas météorologiques, lorsque frappent les sécheresses, la nécessité de s'exiler, par exemple Vidas secas, 1938, de Graciliano Ramos (Sécheresse, traduit par Marie-Claude Roussel, Gallimard, 1964).
Dans le roman de Guimarães Rosa, les aléas climatiques jouent aussi leur rôle qu'il s'agisse de pluies diluviennes ou de chaleurs excessives brûlant la terre et les hommes.


C'est un monde que connaît bien l'écrivain pour y avoir vécu les 26 premières années de sa vie, mais aussi pour en avoir arpenté les territoires, à l'occasion de vacances, de visites à sa famille ou, comme en mai 1952, pour avoir accompagné un groupe de bouviers convoyant du bétail. Il en a écouté les histoires, noté avec attention, dans les carnets, dont il était toujours muni, les coutumes, les  comportements, les manières de parler, les lexiques particuliers, sans négliger l'identification de la faune (les oiseaux, en particulier) et de la flore. Ses amis, comme son père, sont souvent priés, dans sa correspondance, de lui faire part des histoires vécues ou entendues par eux.



Titre et paratexte

     Les deux traductions françaises (Jean-Jacques Villard, 1965, et  Maryvonne Lapouge-Pettorelli, 1991) qui se sont succédé chez Albin Michel, ont été publiées sous le titre Diadorim, nom de l'un des personnages du roman. Mais le titre originel, Grande sertão : veredas, renvoie, lui, à la réalité géographique qui, comme signalé plus haut, correspond à la fois aux plateaux du Minas Gerais comme à ceux de Bahia ou de Goiás. Réalité bien présente dans le roman à la fois dans les pérégrinations des personnages, comme dans les descriptions des paysages, dans la présence de la faune et de la flore, toujours notée avec une grande précision qui inclut les appellations diverses attribuées à un même oiseau, à une même plante. Mais ce cadre réaliste se teinte, dès ce titre, d'une dimension symbolique qui ne cesse de s'imposer au cours du roman. D'abord parce que si "veredas" a un sens régional, celui de vallée fertile, domaine des eaux et des palmiers buritis (Mauritia flexuosa, dit palmier-bache, en Guyane), il a un sens  général, celui de chemin, sentier, voie, mais aussi un sens figuré où il désigne la direction, le sens, l'orientation d'une vie. L'opposition du singulier, sertão, renforcé par l'adjectif "Grande", et du pluriel "veredas" prend de plus en plus de sens au cours du roman, où les personnages, selon les choix qu'ils font, à divers moments de leur existence, voient leurs destinées se transformer. Paulo Rónai, dans un article de 1965, traduisait le titre par "Sentiers dans la brousse". Dans l'univers touffu et chaotique de la vie, trouver sa voie est complexe car, comme le rappelle, régulièrement, le narrateur-personnage du récit, "Viver é muito perigoso" (vivre est très dangereux).
     Ce titre est suivi d'une épigraphe (qui pourrait aussi apparaître comme un sous-titre et qui a disparu de la traduction française, sans doute parce qu'elle cessait de faire sens avec le titre choisi) "O diabo na rua, no meio do redemoinho" — "Le diable dans la rue, au milieu du tourbillon". La phrase viendra aussi régulièrement dans la bouche du narrateur, avec les déformations que sa manière de parler impose à certains vocables, et "redemoinho" devient "redemunho", avec parfois le mot "démon" (demônio) en lieu et place du "diable". Après la dimension réaliste (géographie), la dimension symbolique où le paysage devient métaphore de l'existence humaine, une dimension que l'on pourrait qualifier de métaphysique, celle du Mal (le diable) qui ne peut aller sans questionnement relatif au Bien, qui, de fait, n'attend pas pour se poser puisqu'elle est à l'orée même des interrogations du narrateur-personnage dès l'incipit du roman.
     Le livre, enfin, est dédié à Aracy, son épouse, "A Aracy, ma femme, Ara, appartient ce livre", et comme l'écrivain s'en expliquait à Günter Lorenz, en janvier 1965, chacun des mots compte : "A ce sujet je veux dire une chose : pendant que j'écrivais Grande sertão, ma femme a beaucoup souffert parce que, à cette époque, j'étais marié au livre. C'est pour quoi je lui ai dédié le livre, pour la remercier de sa compréhension et de sa patience. Vous devez savoir que j'ai une femme merveilleuse. Et comme je suis un fanatique de la sincérité linguistique, cela signifie pour moi que je lui ai fait cadeau du livre, et donc tout l'argent gagné par ce roman lui appartient et à elle seule..."







Poty, 1958

Eau-forte sur bois, 1958, Poty (Napoleon Potyguara Lazzarotto, 1924-1998)


Le récit

      Il ne reste plus qu'à entrer dans le roman qui développe le long discours (les marques de l'oral sont très présentes dans le texte) d'un vieil homme (il se définit comme tel en parlant de ses rhumatismes, de son ulcère, ou encore de ses cheveux blancs) à un homme beaucoup plus jeune, auditeur silencieux dont la présence ne se manifeste que par l'écho qu'elle trouve dans la parole du narrateur, exclamations, questions, ou réponses à des questions non explicitées. Un dispositif fort semblable à celui de La Chute (Camus) publié lui aussi en 1956. Coïncidence assez fascinante. Mais alors que Camus distribue son récit en séquences, le récit ici se déroule sans aucune interruption quoiqu'il doive occuper les trois jours de la visite ("Une visite chez moi, ici, dans ma maison, c'est pour trois jours !" Albin Michel, 91, p. 38)
     L'auditeur, outre sa jeunesse (le narrateur l'appelle "jeune homme", "moço"), vient de la ville, est traité de "docteur", ce qui suppose un diplôme universitaire ou, à tout le moins des titres à mériter cette marque de respect, et le narrateur insiste sur ses qualités, intelligence, finesse de compréhension, etc. Le lecteur peut le supposer journaliste, ou écrivain, venu s'enquérir auprès de celui qui a sans doute été un personnage important de faits passés et dont le lecteur saisit très vite qu'il s'agit d'histoires de bandits. Important, il l'est resté, possesseur de terres sur lesquelles il a installé ses "amis", lesquels à l'occasion peuvent former une armée défensive.
Les premières pages du roman donnent l'impression d'une narration cahotique, le narrateur semble sauter du coq à l'âne, parler sans but défini, comme un qui prend plaisir à développer sa pensée, conter des anecdotes, lorsque se présente une oreille complaisante. Comme il est naturel, il commence par le présent, et ce n'est qu'en donnant des conseils de voyage, de lieux à découvrir que progressivement se livrent d'abord des bribes de souvenirs, dans lesquels Diadorim occupe la première place. Ces souvenirs s'arrêtent sur le village appelé "Paredão", autrement dit "le grand mur". Sur le plan réaliste, il s'agit d'un village installé au pied du versant abrupt d'une montagne, mais le lecteur comprend bien que cette localisation en fait une manière de fin de ligne, une impasse.
Ensuite, le récit est de l'ordre du retour en arrière où, s'efforçant de comprendre comment s'est construite sa vie, le narrateur (Riobaldo) revient sur l'Evénement, ce moment qu'il juge avoir ensuite orienté sa vie, sa rencontre, vers 14 ans, avec un garçon d'à peu près son âge qui le fascine immédiatement, d'autant plus qu'il n'a peur de rien et le prouve.
In fine, le récit fait boucle avec ses premières pages, incitant le lecteur à recommencer sa lecture pour mieux saisir les allusions qui peuvent maintenant s'éclairer.






BD

Une des planches relatant le début de la bataille finale. Adaptation du roman par Rodrigo Rosa (dessinateur) et Eloar Guazzelli (scénariste), Brésil, 2021.

Un roman d'aventures

     Si ce qui caractérise le roman d'aventures est l'enchaînement de péripéties multiples et inattendues dans lequel se trouve entraîné un personnage qui en est à la fois le protagoniste et le jouet, Diadorim est, sans aucun doute, un roman d'aventures qui se dit tel, dès l'incipit, avec l'explication des coups de feu qui surprennent le visiteur.
Le cadre de ces aventures est doublement exotique pour la majorité de ses lecteurs, lusophones ou non, Brésiliens ou non ; sur le plan spatial des paysages, puisque les hauts plateaux semi-désertiques où se déplacent ses personnages, sont inconnus de la majorité des lecteurs ; que le choix des toponymes qui identifient les lieux dits, les divers cours d'eau rencontrés, hormis la rivière Urucuia et le fleuve São Francisco, sont plus proches d'une vision poétique du monde que de la rigueur des atlas ; et sur le plan temporel, puisque ces aventures se déroulent entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, à une époque qui est volontiers imaginée comme plus libre parce que moins policée (et policiée) où, dans ces territoires qui ne sont pas sans évoquer le far-west cinématographique d'Hollywood, des bandes armées imposaient leurs "lois", comme l'avait fait Antonio Dó (Antônio Antunes de França), dont le nom apparaît dans le récit, qui a "régné" sur les rives du São Francisco, de 1910 à 1929.
Un monde défini dès l'incipit du roman "Ledit sertão ça se connaît : c'est là où les pâtures n'ont pas de clôtures ; où tout un chacun peut courir dix, vingt lieues, sans tomber sur une habitation ; où les criminels vont leur vie à bonne distance de la pression des autorités." (trad. M. Lapouge-Pettorelli).
Ce sont donc les tribulations de ces hommes, organisées ici, essentiellement, autour d'une vengeance que raconte le narrateur. Il ne cache ni leurs exactions (ce qui veut aussi dire les siennes) ni ce qui pourrait être considéré comme des qualités : leur loyauté entre eux, leur courage. Il insiste aussi sur la complexité des êtres humains car dans ce milieu de "jagunços" (le mot serait emprunté à une langue angolaise où il signifierait simplement "soldat" ou "homme en armes" avant de désigner un homme de main, généralement au service d'un puissant), se rencontrent toutes sortes d'individus, des pires (poussés par le goût du sang ou de la violence, ou encore par celui du lucre comme Hermogenes ou Ricardão) aux meilleurs, en quête de justice comme Medeiro Vaz ou Joca Ramiro, voire Titão Passos, dont Diadorim rappelle qu'il est l'arrière petit-fils de Pedro Cardoso ("bisneto de Pedro Cardoso e trasneto de Maria da Cruz"), lui-même petit-fils de Maria da Cruz, importante figure d'une révolte, en 1736, contre la couronne portugaise. Héritier donc d'une tradition de révolte contre les autorités. 
D'autres plus ambigus comme Zé Bebelo rêvant de moderniser le "sertão", mais surtout de devenir député après avoir accompli une action d'éclat, débarasser la région de ses bandes armées à l'aide de sa propre bande armée.
Les rebondissements, les coups de théâtre ne manquent pas, pas davantage que les batailles, les coups de feux, les poursuites.




les oiseaux

Adaptation du roman par Rodrigo Rosa (dessinateur) et Eloar Guazzelli (scénariste), Brésil, 2021 : la découverte de la beauté.

Un roman d'amour

     Que serait l'aventure si ne s'y glissait la possibilité d'une autre aventure, intérieure, celle-là, celle de l'amour ? En intitulant le roman Diadorim, la traduction française souligne cette dimension, même si la préface de Vargas Llosa insiste, elle, sur l'aventure. Le personnage est, en effet, celui qui, dans les souvenirs du narrateur, est le premier à apparaître. C'est même cette apparition qui donne son nom au narrateur, Riobaldo. Dans la mémoire de Riobaldo, Diadorim est à la fois d'une grande beauté, d'un courage à toute épreuve, d'une infinie loyauté et plein de mystères. Vivre à ses côtés le transforme et le fait progresser vers lui-même, mais dans le même temps, il est révélateur de tous les troubles que peut vivre un être humain. A un moment donné, le narrateur dit même : "Diadorim, c'est mon brouillard à moi" ("Diadorim é minha neblina"). Les sentiments qu'éprouve Riobaldo pour son ami le troublent dans la mesure où il y reconnaît un amour qui, selon sa culture, ne devrait s'adresser qu'à une femme. Et d'ailleurs, dès qu'il s'attarde sur ses sentiments, il les fait précéder ou suivre d'une évocation de conquête féminine avant de rencontrer celle qui est devenue ensuite son épouse, Otacília, et qui prendra la place de ces conquêtes, comme s'il s'agissait, en somme, de se dédouaner, à ses propres yeux d'abord, de l'accusation d'homosexualité.
il n'en reste pas moins que, combattu ou accepté, selon les moments, cet amour "ouvre" les yeux du narrateur sur le monde, et d'abord sur la beauté des paysages, flore et faune inclus, que le jeune-homme (que ses compagnons appellent Reinaldo) lui apprend à voir.

Un roman de formation

      Le narrateur le pose dès le début "Ecoutez voir : le plus joli et le plus important, dans le monde, c'est ceci : que les personnes ne sont pas toujours égales, qu'elles n'ont pas été terminées, pas encore — mais qu'elles vont changeant continûment." (Albin Michel, 91, p. 36) Et de fait, le récit est aussi celui des changements progressifs du personnage ; à travers ses aventures de bandit (meurtres, extorsions de fonds, batailles gagnées ou perdues, etc.), grâce à l'amour pour Diadorim, il évolue du statut de jeune garçon quelque peu perdu, dépourvu d'identité propre, rêvant d'occuper une place à lui dans ce monde ce qui ne lui semble possible qu'en se faisant bandit (ce qui a tout d'un rêve de petit garçon, devenir chef de bande, s'imposer par son courage, voire son audace) et atteindre, par là, à la renommée, à celui de grand propriétaire terrien, marié et respecté.


la rencontre

Adaptation du roman par Rodrigo Rosa (dessinateur) et Eloar Guazzelli (scénariste), Brésil, 2021 : la rencontre du narrateur et du "garçon" au bord du fleuve.

Cette progression se lit aussi dans les noms qui l'identifient au cours de ces années de formation le faisant passer par divers surnoms, d'abord "Cerzidor" qui ne sert guère, puis "Tatarana" (adjonction de deux mots tupi, "tata" le feu", rana "qui ressemble à", le mot désigne une sorte de chenille) qui se met à fonctionner comme un patronyme dans les bandes qu'il intègre, puis "Urutú-Branco" (un serpent particulièrement venimeux). Son dernier nom, celui du propriétaire qu'il est devenu ne sera pas connu, ce qui n'étonnera pas le lecteur qui a compris, au cours du récit, que le véritable nom n'est révélé qu'à la mort de celui qui le porte. Le lecteur a aussi compris, car le narrateur insiste souvent sur cela, que le récit fait à cet étranger est un élément de ce processus de formation. En racontant sa vie et ses tribulations, Riobaldo cherche à comprendre sa trajectoire, comptant sur l'auditeur pour l'aider dans cette mise au clair, par ex. "Je vous raconte ce que je sais et que vous ne savez pas ; mais je veux surtout vous raconter ce dont je ne sais pas si je le sais, et qu'il se peut que vous sachiez." (Albin Michel, 91, p. 201). On pourrait presque dire qu'il y a là un processus psychanalytique, d'où l'importance de la langue, la créativité de son auteur cherchant à cartographier un monde de mots. Tout y sert, les archaïsmes, les régionalismes, les néologismes dont les procédés de création sont multiples,
Si Diadorim joue un rôle essentiel dans le mûrissement du personnage, il n'est pourtant pas le seul. A partir de sa rencontre avec le "garçon" qui lui donne sa première leçon de courage, d'autres vont aussi lui ouvrir des chemins, du parrain qui l'accueille après la mort de sa mère et grâce auquel il a accès à un minimum d'instruction, à Zé Bebelo qui l'emploie comme "professeur" pour parfaire son éducation, tâche qui lui permet à lui aussi de progresser et d'élargir sa vision du monde, jusqu'à Joca Ramiro dont il admire la prestance et l'autorité ou plus tard Medeiro Vaz. L'adolescent devient un jeune adulte que, devenu vieil homme, il jugera sévèrement.
Comme dans la majorité des romans d'apprentissage européens, et dans les romans picaresques espagnols dont ils sont un peu les héritiers, la formation du personnage principal ne va pas sans "déplacements". Le mythe qui informe une telle vision du monde est celle de "l'homo viator" : l'homme est un voyageur, il n'est que de passage, ce qui est d'ailleurs le dernier mot du roman : "Travessia" (traversée) suivie du cul-de-lampe de Poty, le symbole de l'infini. De cela résulte que les paysages et leurs descriptions ne sont pas des digressions romanesques, mais bien des nécessités de l'histoire. L'immobilité ne se trouve qu'à la fin de la vie, dans la vieillesse. (Au passage, rappelons que Guimarães Rosa avait, en 1936, signé ses premières oeuvres, qui ne seront pas publiées, du pseudonyme de Viator).


Si les paysages sont une réalité géographique avec laquelle les personnages doivent compter, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire (intempéries, misère, maladie), ils sont aussi des espaces mentaux, des espaces symboliques où se gagnent (ou se perdent) des désirs, des illusions, des qualités, des savoirs. La toponymie en témoigne qui, aussi bien pour les lieux que pour la faune ou la flore, voire les personnages, note dans ses sonorités ou ses significations (ou les deux) l'essence de ce qui est nommé, tout autant d'ailleurs que le regard de celui qui nomme, d'où la multiplicité des appellations pour une même chose.
S'agissant d'un roman de formation, le lecteur ne s'étonne pas davantage de la question récurrente de la présence (ou non) du diable dans les affaires des hommes. Le monde de ces personnages est un univers brutal, violent, où s'entretuer apparaît comme la première règle. Riobaldo n'y échappe pas, plutôt fier, par ailleurs, de ses talents de tireur. Or, il y a là aussi, une contradiction avec la culture ambiante, chrétienne, dont un des premiers commandements est "Tu ne tueras point". Comment expliquer cette propension au mal chez l'homme (et de nombreuses anecdotes en donnent des exemples qui ne sont pas tous tirés des guerres entre bandes armées) ? Cette interrogation hante le personnage qui ne lui trouvera de réponse satisfaisante, à ses yeux en tous cas, qu'à la fin de sa vie. En attendant, il endosse le plus souvent, les croyances les plus répandues, quitte à les récuser, à l'occasion, avant d'y retomber un peu plus tard. L'interrogation concerne bien sûr le meurtre, mais aussi ses sentiments pour Diadorim, et la vie, en général, qui lui paraît un immense "sertão" où il faut trouver son chemin en ignorant les chances de succès, "parce qu'on ne sait pas à l'avance", "Porque aprender-a-viver que é o viver mesmo." (Parce que c'est apprendre-à-vivre qui est le vivre même).

Dire que Diadorim est un roman inépuisable est peu dire. Chacun y trouve matière à se réjouir. Il peut alimenter une réflexion sur la mémoire, sur la poésie, sur les sentiments (amour, haine, envie, colère, etc.) sur le sens de la vie, sur le désir, sur le sentiment amoureux, sur l'histoire du Brésil et les histoires —c'est Guimarães Rosa qui inventé l'opposition, sur le modèle anglo-américain, entre "historia"/ history et "estoria"/story — qui ont constitué son imaginaire (ce qui n'est pas du luxe aujourd'hui) et un imaginaire qui a peu à voir, en fait, avec celui que la littérature française a construit à l'égard de ce pays, héritier lui-même de l'imaginaire du "bon sauvage" cher à Montaigne et qu'avaient propagé André Thévet aussi bien que Jean de Léry, au XVIe siècle.



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