Le Territoire du vide, Alain Corbin, 1988

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Alain Corbin est un historien contemporain (né en 1936) dont les recherches portent sur l'histoire des sensibilités. En 1988, il publie une étude sur la transformation des sensibilités face à l'océan qu'il intitule Le Territoire du vide avec pour sous-titre : L'Occident et le désir du rivage, 1750 - 1840.
Historien attentif, il suit les prémices, toujours longues, de cette transformation qui fait passer le regard, les émotions et les sentiments, de l'effroi et du recul, au désir et au plaisir. Il y a sans doute toujours eu des hommes et des femmes que la mer fascinait, sans que leur parole fût entendue, encore moins écoutée ; ainsi note-t-il que "A l'aube du XVIIe siècle, un groupe de poètes français, souvent qualifiés de baroques, disent la joie que procure la présence sur le rivage, Théophile, Tristan [par exemple dans un poème comme "La mer"] et surtout Saint-Amant, habitué dès l'enfance au parcours du littoral cauchois, ont célébré le plaisir de se poster sur la falaise, d'arpenter les grèves, de contempler les variations de la mer."
Mais c'est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que cette attention aux paysages "sauvages" s'élabore, que prendront en charge les romantiques jusqu'à en faire une "évidence" pour les hommes et femmes du XIXe siècle, plus encore pour ceux du XXe siècle.
Il s'attarde longuement sur ce que les romantiques ont apporté à cette nouvelle sensibilité, en insistant en particulier sur la cohérence de leur discours et de leur vision, faisant tout particulièrement "du rivage un lieu privilégié de la découverte de soi."




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Photo Jupira



   
     Ce n'est donc pas tant la surface de l'océan qui, dans cette perspective, se révèle fascinante, que le lieu où s'impose la musique des marées. L'endroit le plus favorable à la perception des rythmes n'est pas la haute mer, mais la plage où viennent bruyamment se briser les régulières ondulations de l'eau.
Le voyageur romantique effectue sur le rivage de périodiques séjours. Confronté à la mer immuable, il peut aisément éprouver l'écoulement du temps individuel ; insensible au changement historique, l'océan impose son éternelle référence. A ce propos toutefois s'imposent la nuance et la précision. Nombre de savants ont alors la conviction que la mer a vu, depuis la Création, s'affaisser sa vitalité, sa fécondité; rares sont ceux qui éprouvent le sentiment d'une pureté menacée ; personne ne ressent de la nostalgie face à un élément qui serait en péril. Si la puissance créatrice de la mer semble à certains compromise, c'est plus du fait de l'éloignement d'un état originel, que sous l'effet d'une moderne pollution.
    A date périodique, dans un lieu vide, disponible, qui semble autoriser la totale solitude individuelle, le promeneur peut donc se trouver confronté à l'inchangé, à l'infinité spatiale et temporelle. A ce propos, le cas de Chateaubriand apparaît exemplaire. Sur le rivage de Saint-Malo sont plantées les bornes de sa vie. Le motif maritime fait "comme en sourdine" "vibrer tout le volume spatio-temporel" de son existence. Dans la trame de celle-ci, comme dans les épisodes de l'épopée imaginaire de Childe Harold*, le rivage fixe le souvenir des départs.
    Custine** qui circule entre les deux pôles du voyage romantique, la grande Grèce (la Calabre) et la Calédonie*** rêve sur le rivage d'Inverness, l'un des deux points ultimes de son parcours ; le voyageur compare les "rivages nébuleux" de cette "terre  glacée" aux magnifiques côtes de la Calabre. "Ce souvenir, écrit-il, m'a conduit à repasser toute l'histoire de ma vie [...] J'ai mesuré d'un coup d'oeil le travail du temps sur mon être [...] Ces réflexions m'ont fait sentir distinctement, pour la première fois qu'il y aurait désormais dans ma vie, plus de regrets que d'espérances."
    Le spectacle de la haute mer complète l'impression du rivage ; il aide à la découverte du moi profond. Ce qu'il y a dans l'existence "d'instinctivement originaire-désir, errance, verticalité, indifférence – ne peut s'identifier qu'à cet intervalle cardinal, qu'à cette vertigineuse et creuse palpitation liquide." Pour le héros romantique, la vraie vie, c'est la mer, espace intact de liberté qui isole de la trivialité du séjour terrestre.
[...]
     La conscience de la fuite du temps, activée ppar le spectacle du rivage, s'associe à l'intense charge sexuelle de l'endroit ; le frémissement du pied nu au contact du sable, l'insistante caresse du vent, la flagellation par l'eau violente, l'engloutissement rêvé comme une lente pénétration, les parcours des cavités emboîtées de la caverne posent implicitement la plage comme un lieu érotique, empreint des images de la féminité tout à la fois menaçante et salvatrice. Il convient toutefois ici de se garder de l'anachronisme. Le rivage ne se dessine pas encore comme un théâtre du libre déploiement de la volupté. Il faut, pour le comprendre, songer à l'emprise du code de la pudeur et aux tabous qui s'exercent sur la nudité. Seule la médiation du récit légendaire autorise les écrivains à évoquer les ébats, le plus souvent tragiques, d'amants un temps réunis dans des "chambres d'amour" ou dans des "bains d'amour", avant d'être engloutis par la montée du flot.
     En revanche, les romantiques ont su faire du rivage un lieu symbolique de la fidélité. Là viennent paradoxalement se jouer, souvent en des procédures dramatiques, les péripéties d'amour insensibles à l'écoulement du temps et qui savent, au besoin, résister à la mort.
[...]
    Le code romantique renouvelle aussi les procédures et les postures de la confrontation. Moins friands des émois que procure le simulacre du danger, le promeneur romantique aime à se tenir à l'extrémité du rocher, vissé, en une attitude de défi, face aux éléments qui assaillent le promontoire. Héroïque pose qui, tout à la fois, incite à la méditation et semble inaugurer un projet de domination. Sur un piédestal de roche, qui empiète sur les flots et pénètre le ciel, le promeneur solitaire, inaccessible, phare pour un instant, se sent en mesure d'apostropher l'océan qu'il capte du regard.
_____________

* Childe Harold titre abrégé du Pélerinage de Childe Harold, 1812, poème de Byron (1788 – 1824) qui eut une influence considérable sur le développement du romantisme.
**  Custine = Astolphe, marquis de Custine (1790 – 1857), écrivain surtout connu pour ses récits de voyages.
***  Calédonie = nom donné par les Romains aux régions correspondant à l'actuelle Ecosse.

Alain CORBIN
Le Territoire du vide. L'occident et le désir du rivage.
éd. Aubier, 1988, pp. 194-202





A écouter
: pour en savoir plus, Alain Corbin dialoguant avec Jean-Noël Jeanneney dans Concordance des temps (rediffusion d'une émission enregistrée en juillet 2000).



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