Le Diable amoureux, Jacques Cazotte, 1772
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Bien que Jacques Cazotte ait écrit un certain nombre de livres, il n'est resté de fait, dans l'histoire littéraire, qu'en raison de ce petit roman publié en 1772. L'auteurIl est né le 7 octobre 1719 à Dijon. Son père était greffier aux Etats de Bourgogne. Il étudie au Collège des jésuites de la ville où il a pour condisciple, Jean-François Rameau (1716-1777), le neveu du musicien (dont Diderot fera son héros dans le récit qu'il intitule Le Neveu de Rameau et qui, sans doute, a été rédigé entre 1761 et 1764). Cette amitié perdure toute leur vie.En 1740, il est bachelier en droit, et part pour Paris où la protection de l'évêque de Châlons lui permet d'entrer au ministère de la marine, mais la littérature le tient déjà et il publie La Patte du chat, conte zinzimois, un conte plaisant où la fantaisie le dispute à l'humour, voire à l'ironie. En 1742, dans la même veine, il publie Les Mille et une fadaises dont le premier sous-titre est "Contes à dormir debout" (tout un programme !), et le second "Ouvrage dans un goût très moderne" (où perce l'esprit caustique de l'auteur), lequel est publié chez "L'Endormy à l'image du Ronfleur", petit jeu fort similaire à ceux qu'affectionne Crébillon Fils. En 1743, il progresse dans la hiérarchie et reçoit un brevet d'écrivain ordinaire de la marine (Il est chargé de surveiller la construction et l'entretien des navires). Il exerce dans divers ports avant d'embarquer, en septembre 1747, pour la Martinique. Il y séjourne jusqu'en 1751, année où il prend un congé pour raison de santé. Il semble avoir eu de très mauvaises relations avec l'intendant de la Martinique, Charles-Martin Hurson. Installé à Paris à partir de 1753, il écrit des ballades recueillies en 1788 dans les Oeuvres badines et morales. il fréquente les milieux littéraires et, comme son ami Rameau, est hostile aux "philosophes" (La Patte du chat le disait déjà où les Camayeuls, sujets de la fée Bleuâtre, philosophent dans la plus grande sottise, parce qu'il faut bien suivre la "mode"). On ne s'étonnera donc pas que dans la querelle des Bouffons, qui agita le petit monde parisien dans les années 1750, il prenne le parti de la musique française, contre Rousseau et ses amis, tenants déclarés de l'opéra italien. En 1754, il repart à la Martinique. Ses relations avec l'autorité ne sont pas meilleures que lors de son premier séjour. En 1759, malade du scorbut, il revient en France et demande sa mise en retraite. Son frère aîné meurt en lui laissant une propriété, le château de la Marquetterie, à Pierry, au sud d'Epernay dans une région viticole, où il s'installe. En 1761, il épouse Elisabeth Roignan, fille d'un conseiller du roi à La Martinique. Le couple aura trois enfants. En 1763, il publie Ollivier. Poème, que la préface met sous le signe de l'Arioste. D'autres écrits, dans sa première veine humoristique, suivent. En 1772 paraît le récit qui va assurer sa célébrité posthume : Le Diable amoureux. |
Portrait de Jacques Cazotte (1860-64) par Jean Baptiste Perronneau (1715-1783), National gallery, Londres. Le commentaire du musée souligne la vivacité du portrait, l'originalité de la pose qui saisit le modèle dans un échange avec quelqu'un d'invisible, le demi sourire, l'oeil pétillant. |
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Il continue à écrire. C'est au début des années 1780, semble-t-il, qu'il se tourne vers l'occultisme et devient l'adepte de Martinès de Pasqually, un fort curieux personnage qui fonde sa propre loge maçonnique, et y développe des théories qui vont fasciner longtemps, et pas seulement Cazotte. Tout cela n'empêche pas Cazotte d'écrire, mais va colorer différemment sa production. En 1788, il commence à publier des contes, la Continuation des Mille et une nuits où se retrouvent ses convictions marinistes. La Révolution française ne lui plaît guère, il est profondément royaliste. Il le dira un peu trop. Il finit tragiquement, arrêté, il est condamné le 24 septembre 1792 et guillotiné le 25. Il reste Le Diable amoureux. |
Première page de l'édition La tradition, Paris, 1936, illustré par Paul-Émile Bécat (1885-1960) |
Le livreLe Diable amoureux est un très petit opus dans lequel tout se déroule avec une allègre rapidité. Comme une nouvelle, il peut se lire d'une seule traite, c'était d'ailleurs son sous-titre dans la première édition "Nouvelle espagnole". Comme un conte, il fait intervenir une créature surnaturelle, le diable, sous des espèces bien singulières. Pas d'odeur de soufre, pas de sabot fourchu, même pas des cornes ; le voilà devenu splendide créature féminine pour tenter un jeune militaire de 25 ans dont on ne voit pas quelle âme de choix il peut offrir pour que le diable en personne s'en occupe. C'est dire que l'oeuvre ne jure pas avec les précédentes, l'ironie et le jeu y président. Il s'en faut de dix ans que Cazotte ne prenne au sérieux ces spéculations sur le surnaturel.Pour l'heure, le diable se manifeste d'abord sous les apparences d'une horrible tête de chameau avec "des oreilles démesurées", ce qui prouve qu'il a le sens de l'humour puisque le jeune Alvare Maravillas avait promis de lui tirer les oreilles ; puis sous celle d'un épagneul (encore les grandes oreilles) mais femelle, ensuite sous les apparences du plus joli page possible, aussitôt nommé Biondetto, et enfin comme la plus jolie fille du monde que le jeune Alvare appelle Biondetta. Les contemporains ont surtout noté ce caractère divertissant et Fréron dans L'Année littéraire, en 1772, (son journal) d'affirmer "un badinage ingénieux, qui respire cette gaîté franche à laquelle on peut se livrer sans crainte qu'on ait à rougir de soi-même." Il faut attendre les romantiques et Nerval, en particulier, pour lui prêter gravité et profondeur, comme il le fait dans sa préface à l'édition de 1845. Le fait est que ce petit récit est proprement délectable pour de fort nombreuses raisons dont certaines, peut-être, n'eussent pas été approuvées de l'auteur. Un récit fantastiqueCe petit conte passe à bon droit, si l'on suit l'analyse de Todorov, pour le premier véritable récit fantastique de langue française. Todorov, en effet, définit le genre fantastique comme "l'hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel." et d'ajouter que le lecteur doit se trouver dans les mêmes conditions. C'est bien le cas dans le récit de Cazotte. |
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Alvare invoquant le diable Béelzébuth, lequel apparaît sous forme d'une tête de chameau criant "Che vuoi?" (en italien, "Que veux-tu?". il est vrai que nous sommes à Naples, mais Alvare est Espagnol...) Cazotte a présenté ces illustrations, dont les auteurs ne sont pas vraiment identifés, dans sa préface au récit. |
Le
récit est mené par le protagoniste, bien plus tard dans son existence ;
il y raconte une aventure de quelques mois, alors qu'il était militaire
dans le royaume de Naples (que l'Espagne gouverne de nouveau depuis
1734), une aventure dont le lecteur peut supposer, puisqu'elle est
racontée, qu'elle a joué un rôle crucial dans cette vie. Les premiers
mots, "J'étais à vingt cinq ans..", définissent la situation comme
celle d'un tournant. 25 ans est l'âge de la majorité matrimoniale
(depuis 1579, ordonnance de Blois). Alvare, jeune homme audacieux (il est soldat) et curieux, veut s'infédoer un esprit. Un de ses camarades, plus âgé, au nom prometteur, Soberano (souverain), initié à ces mystères, lui promet son enseignement. Une nuit, lui et quelques autres l'entraînent dans les ruines d'Herculanum (Portici) et lui font invoquer le diable. Cette aventure commencée à Naples, la nuit, se poursuit à Venise durant le carnaval et trouve son épilogue en Espagne, en Estramadure, sur les terres de la famille d'Alvare. L'évocation du diable, comme nous l'avons déjà dit, aboutit à l'apparition de Biondetta ; à partir de là, Alvare vit perpétuellement dans le doute : est-elle le diable ? est-elle, comme elle le prétend, un esprit, une sylphide ? est-elle tout simplement une femme ? Doit-il ou non céder à ses instances ? N'est-ce pas une faute contre l'honneur? car de son âme, à vrai dire, il ne semble guère avoir cure. Et, même dans ses moments d'inquiétude extrême, il n'en appelle pas à Dieu. Quand il entre dans une église, c'est pour se protéger de la pluie, et si une figure d'un tombeau le retient, ce n'est pas pour le faire penser à la mort et au salut, c'est parce que le visage de la sculpture lui rappelle sa mère. Lorsque finalement, il cède, se produisent des prodiges. Oui, mais le lendemain, c'est comme s'il ne s'était rien passé de ce qu'il a vécu. Et d'autant plus que sa mère lui assure qu'il n'y aucune ferme là où il a cru passer la nuit. Alvare a-t-il rêvé son aventure ? A-t-elle vraiment eu lieu ? ni lui, ni le lecteur n'en peuvent décider bien que, racontant son histoire alors qu'il est vieux, il ait eu le temps d'y réfléchir. Et "l'épilogue" de l'auteur ne permet pas non plus de trancher, bien au contraire même, il invite le lecteur à se réjouir du doute instillé en lui. Fantastique donc, mais un fantastique qui ne joue guère sur les ressorts de la peur. L'apparition première du diable fait bien vaciller Alvare, car elle est affreuse, mais il se ressaisit vite, et transforme l'aventure en conte de fées avec souper mirifique et carrosse (on se croirait dans Cendrillon). Par ailleurs, de ce qui devrait être un pacte, dont tous les lecteurs connaissent les termes, la réussite, les désirs exaucés pour l'être humain, et l'âme de ce dernier pour le diable, n'est pas du tout posé. Quant à la dernière apparition de Béelzébuth (c'est sous ce nom qu'il l'a invoqué), qui aime vraiment sa tête de chameau, et "tire une langue démesurée" (comme ses oreilles) elle est accompagnée de manifestations si extravagantes qu'elle en est fort drôle. Imaginer l'Enfer (supposé voué au feu) se manifestant dans des escargots (créatures de l'humide), il est vrai phosphorescents, cela fait un joli cauchemar. La récit de la séductionDans sa préface de 1772, Cazotte écrivait : "Il semble que l'auteur ait senti qu'un homme qui a la tête tournée d'amour est déjà bien à plaindre ; mais que lorsqu'une jolie femme est amoureuse de lui, le caresse, l'obsède, le mène et veut à toute force s'en faire aimer, c'est le diable." |
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"Aimer est diabolique"
Vignette de la page de titre d'une édition de 1883, librairie des bibliophiles, illustrée de 7 eaux fortes d'Adolphe Lalauze (1838-1906) et précédée de la préface que Nerval avait rédigée pour l'édition de 1845. |
De fait. Le récit suit les manoeuvres séductrices de la ravissante
Biondetta qui se sert de sa beauté d'abord, lorsqu'au début, ne voulant
pas quitter la chambre du jeune homme sous prétexte d'honneur à
sauvegarder, elle lui permet ainsi d'entrevoir sa cuisse "[...] et au
passage la lumière de la lune, ayant frappé sa cuisse,
avait paru gagner au reflet." Puis au réveil, sa splendide chevelure, la
beauté de sa main, le charme de son visage, "le feu de ses regards".
Toutefois, cela ne suffisant pas à désarmer la méfiance du jeune homme,
elle se fait discrète mais efficace dans la gestion de sa maison. Elle
va ensuite jouer sur les sentiments d'Alvare qui, malgré tous ses
efforts de dissipation (c'est le carnaval), ne parvient pas à faire fi
de la souffrance qu'elle "cache" si bien qu'il ne peut qu'en être le
témoin. La faiblesse est une grande ressource, et les larmes une plus
grande encore "Ô pouvoir des larmes ! c'est sans doute le plus puissant
de tous les traits de l'amour !" s'exclame le narrateur devenu vieux. Diable ? Sylphide ? dans tous les cas, la demoiselle parle comme un livre et analyse avec beaucoup de finesse les mouvements du coeur féminin. Elle pourrait aisément passer pour un personnage romantique avant le temps faisant de la passion la valeur suprème, échappant à toutes les normes, sociales, religieuses. Biondetta presse Alvare de l'aimer sans s'occuper de l'aval maternel "[...] Alvare, vous me tenez de moi, je veux vous tenir de vous." Mais, bien sûr, il est bien improbable que ce soit l'interprétation légitime. Maria Tereza Ramos Gomez en propose une autre fort intéressante qui voit dans cette séduction non pas l'érotisme, mais la "philosophie", celle des Voltaire, Rousseau, pis encore Diderot, et avec elle, le désordre qui va bouleverser la société. Biondetta, c'est la représentante des Lumières qui défend l'individualisme et ne voit dans les restrictions d'Alvare que des "préjugés", d'ailleurs ne lui fait-elle pas constater à Lyon, "l'aisance, la facilité des moeurs de la nation française." tout en décrétant : "C'est à Paris, c'est à la Cour que je voudrais vous voir établi." Il y a là, par ailleurs, un dispositif géographique amusant : l'Italie, terre diabolique des tentations (pensons à la Querelle des Bouffons), le diable est italien ("che vuoi"), c'est la terre des femmes perdues (Biondetta, Olympia), du jeu, du carnaval de Venise. Tout y est masque et mascarades ; la France, comme refuge de la libre pensée, des moeurs nouvelles ; l'Espagne comme la terre aride mais noble du Devoir, de l'ordre où Alvare s'en remettra à la mère (pilier de l'ordre social) et à la religion (le docteur de Salamanque). Et l'amour dans tout ça ?Est-ce bien d'amour qu'il s'agit ? Point trop. Mais de désir. Le docteur de Salamanque, au nom parfait pour un exorciste "Quebracuernos" (casse cornes), — mais sans aucun doute, un psychanalyste freudien y lirait une bien autre promesse — conseille : "formez des liens légitimes avec une personne du sexe ; que votre respectable mère préside à votre choix ; et dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le Diable." |
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La
question qui court le texte est bien celle de la sexualité, laquelle
doit être "domptée", "socialisée". Après, il y a beau jeu à chercher
tous les symboles qui y fonctionnent. Alvare
apparaît comme un libertin dès le début, sur les deux plans, celui de
la pensée ("Je ne connais rien aux esprits, à commencer par le mien,
sinon que je suis sûr de son existence.") et celui des moeurs ("Nous
vivions beaucoup entre camarades, et comme de jeunes gens, c'est-à-dire
des femmes, du jeu tant que la bourse pouvait y suffire..."). La
rencontre de Biondetta en lui faisant fuir Naples et en le conduisant à
Venise ne met pas un terme à cela, puisqu'il joue de plus belle,
jusqu'à s'endetter au point qu'elle doit lui venir en aide, qu'il
fréquente les prostituées au point que l'une d'elle se prend d'une
furieuse jalousie à l'encontre du page qu'elle soupçonne d'être une
femme et tente de le faire tuer. Il s'abandonne ensuite à sa passion, tout en ayant conscience de faire un faux pas. Le désir est donné à voir et comprendre comme un facteur de trouble, de désordre, bouleversant l'ordre du monde (le surnaturel envahissant le naturel), aussi bien que l'ordre social ; en cela le récit n'est pas très loin de ce que les tragédies de Racine mettaient constamment en scène. A ce niveau là, c'est presque un roman d'apprentissage, il faut que le jeune Alvare aille jusqu'au bout de sa "folie" pour enfin rentrer dans le rang et devenir ce qu'il doit être : don Alvare Maravillas. Lequel nom, bien sûr, évoque tout aussitôt les "merveilles". Oui, décidément, ce récit est délicieux. |