La Forme de l'eau, Andrea Camilleri, 1994 / 1998

coquillage




Andrea Camilleri

Andrea Camilleri (date et photographe inconnus)

      C'est le premier roman de ce qui va devenir la geste de Montalbano (plus de trente volumes), connaître un succès planétaire, devenir une des séries télévisuelles les plus populaires en Italie et ravir des millions de lecteurs.
La Forma dell'acqua (1994) a été traduit en français, au Fleuve noir (1998), par Serge Quadruppani avec l'aide de Maruzza Loria.
     Mais ce n'est pas le premier roman d'Andrea Camilleri, même si c'est avec lui qu'arrive le succès. Le premier roman, publié quasi incognito, en 1978, Le Cours des choses, offrait déjà le même charme, en utilisant les mêmes ingrédients. Les récits suivants s'étaient davantage plongés dans l'Histoire.
Camilleri pensait, avec justesse, qu'au cours de ces années, il avait grandement amélioré la fluidité de sa langue et partant de ses récits.
Le titre est expliqué par une anecdote, celle d'une fillette expliquant à un garçon plus jeune qu'elle que l'eau n'a pas de forme "[...] elle prend celle qu'on lui donne" p. 167, il convient donc de faire moins attention au récipient qu'à ce qu'il contient, regarder les faits non la manière dont ils apparaissent.
Il s'agit bien d'un roman policier, qui commence avec la découverte d'un cadavre. A partir de là, nombre de fausses pistes vont embrouiller l'enquêteur, mais comme dans tous les romans policiers, il viendra à bout et des fausses pistes et de l'énigme. Parmi les multiples particualrités qu'il présente néanmoins, quoique respectant les lois du genre, il y a ce fait que l'enquêteur se conduit plus souvent comme un privé de roman noir que comme, disons, le commissaire Maigret de Simenon, auquel toutefois il n'est pas étranger. Autre source d'inspiration, Montalban et son enquêteur, Pepe Carvalho. Camilleri n'a jamais caché que le choix du nom de son héros est un hommage à l'écrivain barcelonais.



Cadre socio-économique

     Comme dans les romans noirs (Chandler, Hammet voire Simenon, Montalban ou Mankell), c'est le contexte socio-économique qui ouvre le récit. En quelques pages rapides et pourtant denses sont posées les données essentielles de cet univers où sévit le chômage, où des géomètres en sont réduits à être éboueurs dits "opérateurs écologiques" ("ramasse-poubelles" disent plus simplement les gens) et encore parce qu'ils bénéficient de la protection de politiciens (plus ou moins véreux), où les forces de sécurité se multiplient à la mesure de leur inefficience : les militaires s'y ajoutant, envoyés pour "soulager les carabiniers, policiers, services de renseignements, groupes d'opérations spéciales, gardes des Finances, police de la route, des chemins de fer, des ports, membre de la superprocure, groupes antimafia, antiterroristes, antidrogue, antigang, anti-enlèvement, et d'autres non mentionnés par souci de concision" (p. 30), dans un contexte de "magouilles" où les riches et puissants sont à la fois intouchables (pour la justice ou la police) et toujours vulnérables aux coups bas de ceux qui veulent prendre leur place, sans parler des rivalités familiales (familles qui incluent comme aux siècles passés, les parents de sang, les alliés, les "clients") pour s'assurer le contrôle d'un territoire, qui conduisent au meurtre quasi ritualisé de l'un par l'autre et de l'autre par l'un.
     La petite ville où se déroule l'action s'appelle Vigàta. C'est un port qui dépend d'une ville plus importante, Montelusa, abritant les services scientifiques de la police, le questeur (équivalent d'un préfet de police) et les juges dont dépendent les policiers de Vigàta, qui dispose de deux stations de télévision, l'une pro-gouvernementale (quel que soit le gouvernement), Televigàta, l'autre Retelibera, "la voix de l'opposition de gauche". Bien des éléments qui la composent (en particulier les paysages) rappellent Porto Empedocle où est né et a grandi l'écrivain. Mais elle est aussi bien plus que cela, une sorte de condensé de toutes les petites villes, assez grande pour présenter les mêmes rouages problématiques que n'importe quelle ville, et assez petite pour que les personnages en soient aisément connus.
     La série télévisuelle tirée des aventures du commissaire Montalbano les localisera dans les environs de Raguse, sur la côté orientale, plus pittoresque que la côté occidentale.




Porto Empedocle

Porto Empedocle, support de l'imaginaire Vigata où oeuvre Montalbano.


Ebauchée dans ce premier roman, "Aux yeux de quiconque arrivait par la mer, Vigàta se présentait comme la parodie de Manhattan à échelle réduite, d'où peut-être sa toponymie", elle se dessine de plus en plus nettement au fil des romans qui suivront, à la fois à travers les personnages évoqués, soit protagonistes du récit, soit personnages d'arrière-plan, comme déjà, dans ce récit, la rencontre, inutile à l'intrigue, du commissaire avec un vieil homme désespéré de jalousie, persuadé que sa femme de 82 ans le trompe avec un voisin à peine plus jeune qu'elle, et les détails d'urbanisme, d'architecture (les "gratte-ciel nains — ils atteignaient douze étages maximum") ou de paysages. La ville n'est pas si grande que la campagne ne soit tout autour encore bien présente même si elle est en voie de destruction.
Comme tant d'autres, elle est certes habitée par d'honnêtes gens, mais aussi gangrénée par une corruption rampante et omniprésente à tous les niveaux sociaux.
L'action commence dans un terrain vague jouxtant une usine abandonnée (qui n'a, en fait, jamais fonctionné). Ce terrain vague, "le Bercail", joue le rôle de boîte de nuit à ciel ouvert gérée par un délinquant, Gégé, copain d'enfance du héros :
"Ayant appris par des voies aussi détournées que ministérielles l'arrivée imminente des soldats, Gégé avait eu un éclair de génie et, pour rendre efficace et concret ledit éclair, il s'en était promptement remis à la bienveillance de qui de droit, de manière à obtenir la totalité des innombrables et compliquées autorisations. A qui de droit : c'est-à-dire à qui contrôlait réellement le territoire et ne concevait pas même en rêve de délivrer des concessions sur papier timbré. En bref, Gégé put inaugurer au Bercail son marché spécialisé dans la chair fraîche et une riche variétés de drogues toujours légères."







couverture livre de poche

Première de couverture, Pocket, février 2004

Les personnages :

Ceux qui vont se retrouver d'un roman l'autre :
 — l'équipe du commissariat dirigée par le commissaire Salvo Montalbano, 45 ans dans ce roman, qui apparaît à travers un rêve érotique, manière amusante de présenter un personnage assez peu commun, infantile (ses rapports avec son second, Mimi Augello, relèvent de l'école primaire, rivalité de petits garçons dans une cour de récréation), extrêmement intelligent, curieux, grand lecteur, soupe au lait, arrogant, aimant nager et manger, mais dans le même temps attentif aux autres (ici, le couple et son enfant malade, la jeune prostituée sans papiers), généreux, soucieux de justice plus que de loi. A eu une enfance turbulente, quelque chose comme les origines d'une âme de révolté, un peu anarchiste sur les bords quoique ses subordonnés ne démordent pas du fait qu'il parle et agit comme un vrai communiste.
L'adjudant Fazio, efficace, discret, capable de supporter les humeurs changeantes de son chef, sans trop sourciller.
Mimi Augello : beaucoup plus jeune que son chef (dans les vingt ans de différence), intelligent, ce qui suscite des sentiments contradictoires chez Montalbano, de l'irritation jalouse mais aussi de la tendresse. Coureur de jupons invétéré.
Gallo qui a pour particularité de se prendre pour un coureur automobile, et Galluzo, affligé d'un beau-frère qui travaille à Televigàta si bien qu'il est souvent nécessaire de lui permettre d'accompagner l'enquête pour éviter des troubles familiaux.
Ce personnel se modifie peu dans les romans suivants. S'y adjoindra un standardiste, Catarella, à la fois quelque peu simplet et brillant en informatique, mais dont le langage relève de l'idiolecte, connu de lui seul, ce qui permettra à l'auteur de jouer d'un quatrième niveau de langue, en sus de l'italo-sicilien, de dialectes siciliens, et naturellement de l'italien littéraire.
— Le personnel  de Montelusa :
Le médecin légiste, ici le docteur Pasquano, aussi mauvais coucheur que Montalbano, ce qui s'exprime dans des phrases brèves et généralement ponctuées de grossièretés ; qui, comme lui, préfère travailler seul.
Le chef de la police scientifique, ici,  Jacomuzzi, qui adore pavaner devant les journalistes.
Le juge qui supervise les opérations, ici, Lo Bianco qui a pour particularité d'écrire "une oeuvre puissante et pesante" (dixit le narrateur) sur deux hommes de la Renaissance dont il est persuadé qu'ils sont ses ancêtres.
Le Questeur (équivalent du préfet de police. En Italie, il y en a un par subdivision provinciale), ici Burlando, un homme âgé que respecte et aime Montalbano, partageant avec lui son goût de la lecture et de la réflexion.


— L'entourage de Montalbano :
Livia, sa "fiancée", vit et travaille à Gènes. Ne peuvent ni vivre ensemble, ni se séparer. Résultats : conversations téléphoniques qui finissent régulièrement en disputes.
Adelina, à la fois femme de ménage et divine cuisinière. A deux fils, petits délinquants, entrant et sortant de prison.
Nicolo Zito, éditorialiste à Retelibera "rouge dedans et dehors", appartenant, selon ses dires, "à l'espèce en voie d'extinction des communistes méchants et revanchards", mais journaliste consciencieux et intelligent, apportant souvent son aide à son ami
Ingrid Sjostrom, mécanicienne suédoise, a épousé Giacomo Cardamone. Grande, blonde, la trentaine, extrêmement belle, intelligente et décidée. Devient l'amie de Montalbano.

Les autres personnages varient en fonction de l'intrigue, toujours retorse. Ici, une sordide machination politique élaborée par un avocat, Rizzo, pour prendre les rênes du parti qui règne sur la province, en détruisant l'image de marque du mort dont il était supposé être l'alter-ego, l'ingénieur Luparello, en faisant chanter son opposant direct, le médecin Angelo Cardamone, le tout en restant dans l'ombre. Mais c'était sans compter avec le flair de Montalbano ni avec la perspicacité de la veuve de l'ingénieur.
Comme dans les romans noirs, l'intrigue ouvre moins sur le passé du mort, ou du criminel que sur les motifs de l'acte (le pouvoir naturellement pour ce qu'il garantit de bénéfices financiers) et ses conséquences.
La fluidité du récit est à la fois assurée par le glissendo de la langue utilisée,  l'humour du narrateur, mais des personnages aussi, l'importance des dialogues (où le lecteur peut reconnaître la maîtrise de l'homme de théâtre).
Camilleri joue sur deux niveaux entremêlés, celui de la réalité socio-économique d'une Sicile en proie au mal développement et celui de l'imaginaire d'un pays où depuis toujours, semble-t-il, la loi n'en finit pas d'être bafouée à la fois par ceux qui devraient la faire appliquer, et ceux qui trouvent le moyen de survivre malgré tout, ainsi de Gégé, l'ami d'enfance de Montalbano, proxénète plutôt sympathique malgré tout, mais bel et bien compromis à tous les niveaux du récit, même si ce n'est que de manière allusive.
Pour remettre un peu de justice dans ces imbroglios, Montalbano qui n'est pas absolument envahi par les scrupules, intervient ou n'intervient pas, c'est selon, jouant,  comme dit son amie génoise, le rôle "de Dieu, un dieu de quatrième ordre, mais un dieu" (p. 248)
Dernier élément, qui n'est pas le moindre, le roman, comme les suivants, est un éloge de la lecture. Montalbano, comme Zito, ou ici le questeur, sont des lecteurs, et la lecture permet souvent de faire germer une idée, d'inciter à une réflexion qui fait progresser la compréhension des situations les plus embrouillées. Ici c'est le Candido (1977) de Sciascia qui est appelé à la rescousse.
Tout cela donne un récit vivant, amusant même, malgré un sujet au fond parfaitement sinistre, jusques et y compris dans les explications de Nicolo Zito sur l'art et la manière de déconsidérer un adversaire, en s'abstenant justement d'en dire tout le mal qu'on en pense, permettant ainsi aux rumeurs de se propager et de s'enfler au gré de cette propagation, Zito affirmant que la rumeur est plus efficace que le scandale et le prouvant : "Il sera couvert de merde pour l'éternité, ça deviendra une légende."
Les lecteurs de Camilleri, en fait, ne se soucient pas outre mesure de l'intrigue policière, bien davantage des personnages, des mentalités, des transformations des unes et des autres au fil de années. Dans la petite société ainsi dessinée, les contradictions sont nombreuses. Ainsi, dans cet univers profondément phallocrate, et le commissaire n'est pas différent des autres, les femmes sont souvent des personnages forts, intelligents, indépendants et Montalbano qui, ici, rencontre Ingrid, dans la suite rencontrera d'autres femmes, jeunes ou vieilles dont il deviendra l'ami. La vieillesse aussi est un autre sujet de réflexion, déjà présent dans ce roman à travers le personnage du vieil instituteur et, naturellement (après tout c'est un roman noir) l'injustice sociale.





A lire
: une étude d'ensemble sur les romans policiers de Camilleri, de Bianca Concolino Mancini Abram, 2010.
Pour une bibliographie complète des romans de la série Montalbano, voir l'article Andrea Camilleri de Wikipedia.



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