14 septembre 1926 : Michel Butor

coquillage



Je voudrais que mes livres soient des instruments de navigation







dessin Pierre Klossowski, 1960

Portrait de Michel Butor, Pierre Klossowski (1905-2001), mine de plomb, 1960

Michel Butor concluait, en 1988,  sa notice pour Le Dictionnaire. Littérature française contemporaine, organisé par Jérôme Garcin (éd. François Bourrin) par ces mots : "Il a une barbe depuis qu'il est grand-père. Il est toujours vêtu d'une salopette. Il vit pour l'instant dans la région genevoise où il est encore professeur pour trois ans. Il va bientôt découvrir la Chine, et passera le printemps 1989 à Tokyo."
Conclusion qui n'était que provisoire, étape dans un parcours. Cette phrase n'en marquait pas moins toutes les dimensions d'un écrivain dont l'oeuvre est considérable, mais beaucoup moins visible que celles de certains de ses contemporains, Duras, Sarraute, voire Robbe-Grillet, sans parler de Claude Simon, prix Nobel en 1985. La vie privée (grand-père, salopette) apparaissant d'abord, puis le travail de professeur, puis les voyages, la connaissance du monde, la curiosité, l'écriture n'étant qu'une manière de vivre.
Dans Curriculum vitae, 1996,  Butor explique à A. Clavel que "la vie d'un écrivain fait intégralement partie de son oeuvre. Elle n'en est pas un élément marginal ou anecdotique."
"Manière de vivre" qui avait commencé en 1926, par une naissance dans la banlieue de Lille, à Mons-en-Baroeul, où son père travaillait comme administrateur des Chemins de fer du Nord. Ce père aimait, entre autres, le dessin, pratiquait l'aquarelle et la gravure sur bois. Michel est le troisième enfant d'une famille de sept, et l'aîné des garçons. En 1929, la famille déménage à Paris où l'enfant, puis le jeune-homme, va faire ses études. Il étudie le violon, pratique le scoutisme. Il grandit dans une famille catholique et pratiquante. Une de ses premières admirations va à Paul Claudel. Il estime s'être dégagé de ces influences vers 1942 et dira dans ses entretiens avec André Clavel (Curriculum vitae) : "Je me suis libéré de Claudel pour passer dans le camp de Rimbaud."
Après le baccalauréat, il étudie les lettres et la philosophie à l'université. Il découvre les romanciers étasuniens : Faulkner, Dos Passos. Dans le même temps, la poésie, en particulier dans sa dimension surréaliste, l'intéresse et l"occupe.
Une fois diplômé et après avoir échoué à l'agrégation de philosophie, Butor qui est alors le secrétaire de Jean Wahl au Collège de philosophie, enseigne quelques mois en France, puis saisit la possibilité qu'il lui est offerte d'aller enseigner en Egypte:




Michel Butor, 2012

Michel Butor, 2012




[...] l'année scolaire 1950-1951. C'était la dernière année de règne du roi Farouk. Il y avait un ministre de l'Education très francophile, qui avait essayé de mettre le français à égalité avec l'anglais dans l'enseignement secondaire égyptien. A cette époque-là, l'Egypte était une espèce de protectorat britannique qui ne disait pas son nom. Toutes sortes d'intellectuels essayaient de se dégager de cette emprise et l'apprentissage du français devait être un des points de libération. Pour ça, l'Egypte a fait venir un certain nombre de jeunes professeurs français.
J'avais une licence de philosophie et je me suis retrouvé dans une petite ville à 200 kilomètres du Caire, devant des classes de soixante élèves, beaucoup plus costauds que moi et qui ne savaient pas un mot de français. Du coup, j'ai communiqué avec eux par le tableau noir. Je faisais des dessins, que j'agrémentais de légendes parlées. Une bonne partie avait complètement renoncé à comprendre, ils étaient très agités. C'était très dur. Mais j'ai appris à explorer des modes d'expression qui sont devenus par la suite des plaisirs artistiques.
Michel Butor, Télérama, 16/03/2013





Une carrière de professeur

C'est ainsi que Butor va continuer sa carrière atypique de professeur. Après l'Egypte et sa lumière, c'est Manchester (suie, fumée et brouillards) qui l'accueille pour deux années scolaires, 1951-53, où il est lecteur de français à l'Université : "C’est pendant ces deux ans que j’ai développé un très grand amour du soleil, parce qu’à travers la pluie et les brumes de Manchester, le soleil d’Égypte m’apparaissait comme le Paradis perdu." confie-t-il à Madeleine Santchi (Voyage avec Michel Butor, 1982). C'est ensuite Salonique (1954- 1955). À l’automne 1956, grâce à Lucien Goldmann, il devient professeur de philosophie, français, histoire et géographie à l’École internationale de Genève (1956- 1957).



C’était en 56-57, j’étais professeur pendant un an à Genève, et, c’était dans l’enseignement secondaire. J’étais là comme professeur de philosophie, mais ça ne suffisait pas pour me faire un emploi du temps normal donc il fallait que je rajoute des choses. Alors j’ai fait des classes de français naturellement, et puis on m’a rajouté des classes d’histoire et géographie. Je n’étais pas du tout formé pour ça, mais ça a été très bon pour moi parce que cela m’a obligé à travailler beaucoup les manuels de mes élèves avant de leur faire des classes. Donc j’ai beaucoup appris de géographie lorsque j’ai fait cette expérience et c’est en grande partie ce qui m’a permis ensuite d’écrire le roman Degrés [...]






C'est en Suisse qu'il rencontre la jeune femme qu'il épouse en 1958. Le couple aura quatre enfants.
En 1960, Butor part enseigner aux Etats-Unis, d'abord à Philadelphie puis en d'autres lieux. Il raconte le choc qu'a été pour lui les Etats-unis, et le tournant que ce voyage, cette découverte, a imposé à son oeuvre et dont témoigne Mobile: Étude pour une représentation des États-Unis, publié en 1962.
La vie de Butor est celle d'un nomade, il se déplace partout, pour plus ou moins de temps, pour des voyages personnels, aussi bien que pour répondre à des invitations d'universités.
Mais en 1970, il s'installe en France, professeur invité de l'université de Nice.  Malgré une thèse sur travaux, soutenue à Tours le 7 février 1973, le Comité consultatif (ancêtre du Conseil national des universités) refuse de l’inscrire sur la liste d’aptitude aux fonctions de professeur titulaire. Les étudiants en lettres de cette époque se rappellent encore le sentiment de scandale qu'ils ont éprouvé face à ce refus. Butor est alors invité par Jean Starobinski à l'université de Genève. Professeur titulaire, il y enseigne de 1974 à 1991, date de son départ à la retraite. Cela ne l'empêchera pas de continuer à enseigner un peu partout dans le monde, des Etats-Unis au Japon.
Ce parcours d'enseignant ne peut être séparé d'un parcours d'écrivain, mais on lui doit, sans doute, tout un pan de l'oeuvre de Butor qui, hors cet ancrage, aurait été nécessairement différent, celle du critique, qui s'exprime dans un double mouvement, celui d'un lecteur attentif et passionné d'oeuvres multiples, dans des essais rassemblés dans des livres intitulés Répertoires (I-V, publiés entre 1960 et 1982 ; le premier contient en outre deux études publiées antérieurement, sur Verne, en 1948, et sur Joyce, en 1949), puis Improvisations (sur Flaubert, 1989 ; sur Rimbaud, 1989 ; sur Butor, 1993; sur Balzac — en trois volumes — 1998), celui d'un théoricien de la littérature, Essais sur les modernes (1964), Essais sur le roman (1969), etc.




New York, Jupira Corbucci 2013

New York, photo Jupira Corbucci, septembre 2013



Romancier et poète

Le premier roman de Butor, Passage de Milan, est publié en 1954, aux éditions de Minuit, dont Jérôme Lindon assure la direction depuis 1948 et où son ami Georges Lambrichs était directeur littéraire. C'est ensuite L'Emploi du temps (1956), puis La Modification (1957. Le roman reçoit le prix Renaudot), Degrés enfin, en 1960, non plus aux Editions de Minuit, mais chez Gallimard.


Le malentendu du
nouveau roman


En 1957, paraissent simultanément aux éditions de Minuit, Fin de partie, de Samuel Beckett, La Jalousie, d’Alain Robbe-Grillet, Le Vent, de Claude Simon, Tropismes, de Nathalie Sarraute et La Modification, de Michel Butor. Il n'en fallait pas davantage pour que l'on en fît une école. Un journaliste du Monde reprend la formule de Bernard Dort, "nouveau roman", dans sa recension du texte de Robbe Grillet, puis la critique universitaire s'en empare et Jean Ricardou en fait la théorie dans les années soixante, des colloques sont organisés. A beaucoup joué dans la constitution de cette "légende" une photographie prise devant les éditions de Minuit, en 1959, par Mario Dandero, sur laquelle paraissait Jérôme Lindon entouré des écrivains cités plus haut, plus Claude Ollier et Claude Mauriac, moins Michel Butor, qui était en retard. C'est donc, depuis le XIXe siècle, naissance des avant-gardes, la première fois qu'une avant-garde est constituée de l'extérieur, sans projet commun défini, et Pour un nouveau roman, qui date de 1961, n'est que le manifeste de Robbe-Grillet, publié à un moment où chacun de ces écrivains suit des chemins propres et fort différents. Mais comme le disait déjà Zola "il faut un baptème aux choses pour que le public les croit neuves".
"Nouveaux", ces romans l'étaient, certes, mais comme ceux de Balzac en 1830, ou ceux de Zola dans les années 1870, ou Joyce, ou Proust, ou Céline en leur temps. Chacun de ces écrivains apportait un regard neuf, donc déconcertant, sur les questionnements propres aux années cinquante, là cessent les ressemblances.
Michel Butor juge, rétrospectivement, qu'ils partageaient tous des références littéraires, nouvelles pour l'époque (Joyce, Kafka, Faulkner, Proust, Gide) et la prise de conscience que le cinéma avait modifié le regard sur le monde, et que l'écrivain ne pouvait pas ne pas en tenir compte.















Butor

Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, aux Editions de Minuit, Mario Dandero, 1959 (photo faite après la plus célèbre avec Butor enfin arrivé)


Après Degrés, Butor disait avoir cessé d'écrire des romans, quoique dans ses Oeuvres complètes, éditées par La Différence à partir de 2006, il range dans le premier tome dédié aux romans, outre les quatre publiés entre 1954 et 1960, Portrait de l'artiste en jeune singe - capriccio, 1967 et Intervalle, un texte développé à partir d'un scénario pour la télévision, en 1973. Dans tous les cas, ce qui ne s'arrête jamais c'est l'écriture, Butor écrit ailleurs et autrement et dit lui même :"je me suis mis à écrire des livres de recherche sur la façon de raconter le monde".
Cela va donner des oeuvres multiformes, des essais sur la littérature, bien sûr, mais aussi sur des lieux, répertoriés dans Le Génie du lieu (5 volumes entre 1958 et 1996) où peut se suivre aussi la transformation à la fois de l'écriture de Butor et de son rapport au livre , des textes "stéréophoniques" comme 6 810 000 litres d'eau par seconde, 1965 (diffusé en novembre 1967 sur France Musique), de la poésie et surtout des livres dialogués avec des artistes, peintres, photographes, musiciens, "beaux livres" selon l'expression qui désigne les oeuvres issues d'une telle collaboration, mais aussi livres-objets dont le nombre se mutliplie. Cette aventure s'enracine (c'est Butor qui le dit) dans le souvenir des surréalistes et des oeuvres communes créées par des peintres, des photographes et des poètes, par exemple ce qu'avait fait Paul Eluard avec Max Ernst ou Man Ray — et Max Ernst avait inspiré à Butor son premier poème publié en 1945. Ce rapport entre création plastique et scripturale avait déjà fait l'objet d'une réflexion pour la collection "Les Sentiers de la création", de l'éditeur Skira : Les Mots dans la peinture, en 1969. Selon le principe de cette collection qui demandait à des écrivains de se pencher sur "ce qui les faisait écrire", il est notable de constater que peinture et écriture sont dès longtemps, pour Butor, indissociables.  Si cette partie de son oeuvre est encore mal connue, elle n'en est pas moins importante, voire essentielle, dans une trajectoire fondamentalement poétique.

"Si nous inventons une nouvelle façon de parler des choses, nous transformons les choses"

Les années passent, et un jour, malheureusement, l'aventure s'arrête. Michel Butor est mort le 24 août 2016, à l'âge de quatre-vingt-neuf ans.
Reste l'oeuvre.



Butor, Besse




A écouter
: les cours de Michel Butor à l'Université de Genève.
A découvrir : les réponses de Butor à des questions posées par des adolescents, une mine d'informations et une bibiliographie utile.
Pour en savoir plus sur les livres-objets de Michel Butor, c'est sur le site d'Alain Cadet.
Tout savoir sur l'oeuvre de Butor : le dictionnaire d'Henri Desoubeaux



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